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Le Lotus bleu est-il raciste ?

 

"Comment un Belge fait-il la différence entre un Chinois et un Japonais ?"

 

Hergé fait-il du racisme anti-Japonais dans Le Lotus bleu ?

C'est une question a priori étrange et très embêtante pour tout tintinophile qui se respecte. Le racisme de certaines histoires de Tintin est un cliché de la critique anti-hergéenne, au même titre que sa supposée réticence à représenter les femmes ou bien son esprit boy-scout propre sur lui.  

Or Le Lotus bleu, est justement l'histoire qui sert d'argument quand on veut s'opposer à cette critique.

D'accord, les Africains de Tintin au Congo sont infantilisés et représentés avec tous les stéréotypes racistes de la Belgique des années 20. Bien sûr, dans la première version de L'Etoile mystérieuse, le méchant ne s'appelle pas encore Bohlwinkel mais bien Blumenstein, banquier américain aux trais sémitiques immanquables. ...

Mais il y a aussi Le Temple du Soleil et l'amitié de Tintin pour le jeune Zorrino, Tintin au Tibet, son sauvetage de l'ami chinois, Tchang, et la rencontre avec l'émouvant yéti. Autant d'arguments à avancer, à raison, quand on veut ôter à Tintin ce sparadrap du racisme, qui pourtant ne cesse de revenir dans la conversations dès qu'on parle d'Hergé. 

Mais il y a aussi Le Lotus bleu, ses Chinois polis et civilisés, aux mœurs douces et au langage fleuri. Stéréotypes toujours, mais stéréotypes positifs. Rien à voir avec la liste de clichés odieux sur la Chine que Tintin énumère, amusé, dans la fameuse scène de sauvetage du jeune Tchang dans le Yang-Tsé-Kiang. Ces stéréotypes constituent au contraire un éloge, qui trahit l'admiration d'Hergé pour une civilisation qu'il découvre au fur et à mesure de son travail de recherche sur la Chine, aidé et guidé par son nouvel ami Tchang Tchong Jen, peintre chinois en voyage d'étude à Bruxelles.  

Comment ce monument de la BD, universellement tenu pour une des meilleures et des plus humanistes histoires d'Hergé, pourrait-il être raciste ?

 

C'est qu'il est difficile de contempler les cases de la BD qui représente des Japonais sans remarquer leur faciès bien spécifique. Grâce à lui, les Japonais sont clairement désignés comme les méchants, on les distingue facilement des gentils. 

Un Japonais, dans le Lotus, c'est avant tout des dents proéminentes, figurées par quelques traits verticaux bien stylisés. 

 

Bref, quand il s'agit de taper sur les Japonais et de leur faire une tête bien antipathique, Hergé se lâche. Ces êtres humains ont quelque chose d'animal : insectes, rongeurs ou bien carnassiers, peu importe ! Les dents sont à nus, laissant présager la dévoration. Ou plutôt les morsures multiples par les incisives de petits animaux voraces, et non les grandes et glorieuses bouchées du lion ou du loup. Les lunettes mettent en valeur la petitesse des yeux et évoquent la myopie des bêtes fouisseuses.  

Rien de très original. Hergé fait ce que fera la propagande US quelques années plus tard. Voilà par exemple ce que Jean-Pierre Bertin-Maghit dit des cartoons américains dans son Histoire mondiale des cinémas de propagande : 

Les Japonais y sont généralement représentés d'une taille minuscule, avec des dents proéminentes et d'épaisses lunettes. Ils ressemblent presque à des insectes. Ni humains, ni surhumains comme les Allemands, ils deviennent quasiment une sous-espèce. Présenter l'ennemi sous la forme d'un animal monstrueux fait partie de la panoplie de toute bonne propagande.  

Quelques exemples de cette imagerie raciste :

 

Le summum de la caricature raciste se situe dans le personnage de Mitsuhirato, la némésis de Tintin dans l'album.

Aux dents caractéristiques et aux lunettes en cul-de-bouteille s'ajoutent la moustache hirsute, et surtout un nez... un nez ! Un S horizontal surplombant deux petites narines circulaires. Est-ce un nez porcin ? Le nez funèbre d'une tête de mort ? 

L'espion japonais de Hou-Kou, qui se fait passer pour un photographe chinois afin de tuer Tintin, a des dents similaires. Tintin reconnaît d'ailleurs bien vite sa nationalité : "Japonais, hein ?...."

 

Mais soyons honnête : tous les Japonais n'ont pas cette tête. Le simple soldat, le subalterne, l'homme du peuple, n'ont pas toujours cette tête caricaturale. Les exemples sont rares, sauf lors de l'invasion de la Chine par l'armée japonaise.

 

En fait, on a même l'impression que plus un Japonais est haut placé, plus il a les dents en avant. C'est le cas, significativement, du prédicateur haranguant la foule.

 

Ainsi, deux conclusions s'imposent :

1/ On reconnaît un Japonais à son faciès de méchant.

2/ Mais ce faciès est aussi lié au rôle plus ou moins actif dans la guerre contre la Chine et contre Tintin.

Un racisme tempéré, donc, socialement et politiquement. 

Tempéré d'anti-impérialisme, tout d'abord, notamment dans le début de l'album. Tant que Tintin est encore la dupe de ses ennemis qui essaient de le renvoyer en Inde pour qu'ils ne les gêne pas, les seuls Japonais qu'on connaisse sont Mitsuhirato, agent perturbateur infiltré en pays chinois, et son contact à Tokyo, agitant le pays grâce au trafic d'opium.

Nous retrouvons cette "Excellence" au téléphone jusqu'à la séquence de l'invasion japonaise. À partir de là, le Japon n'est plus une puissance étrangère qui agit à distance, par l'intermédiaire de ses espions, mais un pays colonisateur qui viole par les armes la souveraineté chinoise. L'anti-impérialisme laisse alors la place à de l'anti-colonialisme et de l'anti-militarisme.

Des personnages comme un commandant anonyme ou bien le général "Haranochi" en prennent à leur tour pour leur "grade" (on remarquera que le sous-fifre à gauche de cette galerie de portrait est décrit de manière bien plus inoffensive que la chaîne hiérarchique que l'on découvre à sa gauche).

 

Bref, à la question initiale de Milou avant le premier rendez-vous de Tintin avec Mitushirato, l'histoire répond clairement par la négative, mais en mettant l'accent sur la hiérarchie impériale et non sur le peuple japonais dans son ensemble.

 

Le Lotus bleu, c'est certes les Japonais contre les Chinois, mais c'est surtout la hiérarchie impérialiste et militariste japonaise contre l'union sacrée du peuple chinois (les multiples figurants que croquent Hergé dans ses cases) et de ses lettrés (M. Wang Jen-Ghié).

Mais alors, où est passé le "raffinement" que Tintin avait cru reconnaître dans la lettre d'invitation de Mitsuhirato ? Et bien, ce raffinement est le masque de la brutalité.

Il n'y a pas grande différence a priori entre l'onctueuse hypocrisie de Mitsuhirato et la poétique sincérité de Tchang, lors des adieux sur le quai de Shanghai : "Calme au long de la route."

D'ailleurs, Tintin ne s'y trompe pas, répond à l'européenne puis à la chinoise, sourit naïvement, puis pleure, le cœur déchiré par la séparation. Aux deux extrémités de cette histoire, Hergé oppose les apparences du raffinement à la véritable politesse du cœur.  

C'est que les Japonais sont tout d'apparence. On le sait, le Japon a emprunté à l'Occident certains de ses attributs pour construire un empire rivalisant avec les puissances européennes. Chez Hergé, ils singent l'Occident et s'en tirent plus ou moins bien.

Quittant la queue entre les jambes la Société Des Nations après l'évacuation de la Chine, les diplomates japonais frisent le grotesque : grosses têtes, chapeaux trop grands ou trop petits, pantalons tire-bouchonnant, jambes courtes sur grosse bedaine...

Seul Mitsuhirato n'est pas ridicule en occidental. Il a même un charisme étonnant. Certes, tout le long de l'histoire, il alterne poses victorieuses et décontractées (Nous dirions familièrement "badass") et déconvenues ridicules.

Mais sa fin est étrangement sérieuse. C'est un des rares ennemis de Tintin à mourir avant la fin de l'album finit sur une note presque tragique.

Mitsuhirato est ainsi l'indice d'une sorte de fascination d'Hergé pour ces diables de Japonais. Leur dangerosité les rend plus intéressants que de simple fantoches comme peuvent l'être les généraux Tapioca et Alcazar dans L'Oreille cassée.

Cette dangerosité fascinante rejaillit par exemple dans les véritables portraits que sont les cases représentant les auto-blindée japonaises, cadrées serré, tout en angle et en absence d'humanité.

Une modernité menaçante et brutale. Et quelle réactivité de la part de cet officier japonais : ça ne traîne pas, entre ces deux cases !

Les Japonais empruntent donc vêtements, langage, stratégie, matériel aux Occidentaux, et en livrent une version ridicule, certes, mais parfois inquiétante. Cette inquiétude fascinée viendrait-elle d'une trop grande proximité avec l'Occident ?

Ces êtres animaux qui se glissent dans des costumes d'êtres humains, ces Orientaux qui empruntent l'apparence de l'Occident ont de quoi inquiéter le jeune Hergé. 

Si l'on remonte à la première image de cet article, une couverture du Petit Vingtième où paraissait le Lotus en 1934, Mitsuhirato apparaît comme une menace monstrueuse, aux mains crochues, à la taille démesurée ! On se croirait devant une affiche de propagande vichyste dénonçant le péril juif.

Le Japonais, le Juif de l'Orient ? Même caractère reconnaissable du faciès, même infiltration de l'Occident à des fins de pouvoir, mêmes mains crochues et avides !

À l'inverse, les Chinois ne sont pas inquiétants. Ils ne sont pas impérialistes, et n'empruntent rien à l'Occident. Aucun chinois vêtu à l'Occidentale dans le Lotus.  À Shanghai, l'Occident est confiné dans des concessions bien étanches. Pas de risque de confusion ou de proximité angoissante. 

Ainsi, cet album d'ouverture, de lutte contre les préjugés sur les Chinois, ne pourrait s'ouvrir à l'Autre que s'il est vraiment "autre". La civilisation chinoise inspire, la force japonaise crée le malaise et la répulsion. Tout se passe comme si Hergé, afin d'ouvrir les yeux sur la Chine réelle, avait dû construire en pendant un Japon fantasmé.

Peut-être y a-t-il là de quoi minorer la beauté de cette histoire. Il serait intéressant de voir quel fut l'accueil de l'album par les lecteurs japonais.

Pour ma part, ce récit en est d'autant plus émouvant.

Hergé tâtonne dans son cheminement vers des principes humanistes. Le Lotus bleu est un premier pas, à la valeur incommensurable. Mais il reste des étapes à franchir avant de laisser derrière soi le réflexe de chercher des méchants chez l'étranger.

La lutte contre ces préjugés est donc interne à Hergé lui-même, qui chemine doucement vers une "sortie" du racisme qui lui est contemporain.

 

 

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