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L’Oreille cassée est la deuxième aventure de Tintin où Hergé apprend à charpenter solidement son récit. Après la lutte contre le trafic d’opium dans la Chine occupée des années 30, la recherche d’un fétiche volé dans l’atmosphère de guerre civile de l’Amérique du Sud. Nous sommes loin de l’improvisation débridée de Tintin en Amérique, ou même des Cigares du Pharaon.
Parallèlement, il perfectionne son travail d’ornementation comique. Comme dans une succession d’actions sans cohérence, l’amplification comique passe par des séquences comiques bouclées (on pense par exemple à la disparition de Tintin sur le « Ville-de-Lyon » ou bien à la séquence des marchands d’armes). Mais Hergé expérimente de plus en plus des motifs comiques récurrents, possibles seulement dans des récits plus structurées qui peuvent tresser différentes intrigues. On en revient au sens ancien, tragique, du mot « épisode » (intrigue parallèle qui double une intrigue principale) tout en gardant son sens moderne, feuilletonnesque (partie autonome d’un récit plus large). On a vu une occurrence de motif récurrent avec les variations sur la maladresse de Ramon. Il est intéressant de constater qu’Hergé se permet, sur ce motif récurrent, d’en greffer un second qui en est issu explicitement.
En effet, la réplique « Caramba, encore raté ! » si attachée à la personne de Ramon, est dite par un autre personnage, le caporal Diaz. Contrairement au lanceur de navajas, présent du début à la fin de l’histoire, on ne retrouve ce personnage de terroriste anti-alcazariste que pendant le séjour de Tintin à Las Dopicos, où il est nommé aide de camp du général. On le croise au moment de la nomination de Tintin, et il meurt au moment de sa disgrâce. Il sert donc de contrepoint comique, d’autant plus gratuit qu’il n’y a aucune interaction entre Diaz et Tintin. Ils restent séparés dans des cases différentes à partir du moment où Tintin prend la place de Diaz en tant que colonel aide de camp. Tintin ne fait que renvoyer par la fenêtre une bombe envoyée par Diaz. Notons tout de même que c’est Diaz qui provoque la jaunisse d’Alcazar, nécessaire pour que Tintin puisse devenir l’adversaire de Mr Chicklett en refusant de déclarer une guerre pour du pétrole. Si Diaz est donc plus qu’une utilité comique, il n’accède pourtant pas au rang d’antagoniste de Tintin, comme peut l’être Ramon. Il reste un personnage de troisième rang.
Mais le retour de la réplique "fétiche" de Ramon incite à comparer ces deux personnages. Tous deux sont maladroits. Diaz tente par quatre fois d’assassiner Alcazar, en vain. La bombe qu’il envoie lui est renvoyée ; il ne trouve pas ses allumettes, ce qui retarde l’explosion du baril de dynamite qu’il a posé contre le mur du palais présidentiel ; quand il les trouve, la dynamite explose mais sans faire de dégâts, faute de l’avoir enterrée ; enfin, il se trompe d’heure en réglant une « machine infernale » à horlogerie, et explose. La réplique en question est prononcée lors de sa deuxième tentative.
Diaz a dû se plonger dans une fontaine pour éteindre l’incendie de son sombrero, déclenché par le jet d’un mégot de cigare par Alcazar. Elle développe une première exclamation, faisant suite elle aussi à un séjour dans la même fontaine : la bombe renvoyée par Tintin lui est malencontreusement retombée sur la tête, et la projeté dans l’eau.
La réapparition de cette réplique, déjà bien utilisée auparavant, fait rire, mais elle sert aussi à mettre Ramon et Diaz sur le même plan. La technique du motif récurrent a des potentialités comiques, mais aussi philosophiques. Ramon et Diaz sont deux avatars d’une même inaptitude fondamentale à s’accorder au réel et de le modifier.
Hergé développe sa réflexion sur cette impuissance fondamentale grâce à des symboles. Par deux fois, Diaz échoue piteusement dans la fontaine du jardin présidentiel. Ce ne serait qu’une répétition comique si cette propension à finir dans l’eau n’avait pas pour pendant une inaptitude à jouer avec le feu. Quand Diaz veut mettre le feu à la dynamite, il ne trouve plus ses allumettes. Quand il les retrouve, elles sont mouillées à cause de leur séjour dans l’eau de la fontaine.
En outre, au moment où il échoue à mettre le feu à la dynamite, c’est son propre chapeau qui prend feu. Les cases successives qui représentent ce gag dissocient plaisamment ce dont Diaz se rend compte, face au spectateur, dans un monologue qui insiste sur sa distraction, et le spectacle du feu qui consume peu à peu son sombrero.
En bas, les répliques et les gestes de Diaz, qui évoquent le feu (la recherche des allumettes, le constat de leur oubli), en haut la vraie fumée, puis le vrai feu. Puis, à la faveur d’un gros plan, ce contraste oppose la gauche (la fin de la phrase sur l’oubli des allumettes, l’odeur de brûlé) et la droite (le feu et la fumée qui envahissent l’image). Bref, Diaz semble atteint d’un syndrome du « pétard mouillé ».
S’il n’était si drôle, le destin fatal de Diaz n’aurait rien à envier à celui d’un personnage de tragédie. Il a comme caractéristique principale de ne pas savoir saisir l’occasion par les cheveux. Il ne trouve pas ses allumettes quand elles lui seraient utiles, et les retrouve trop tard, alors qu'elles sont devenues inutilisables. L’action décisive qui doit faire de lui un héros vengeur est sans cesse retardée, mettant sa patience à l’épreuve, bien plus que celle du général Alcazar, qui n’en a cure.
Son pronostic quant à l’avènement de la « fin » du règne d’Alcazar est immédiatement contredit par un nouveau choc sur le crâne : la seule tête qui tombe (littéralement) est celle de la statue du général Olivaro.
Enfin, il trouve le moyen de mourir au moment même où Alcazar finit d’écrire les ordres qui l’autorisent à rentrer en fonctions.
Diaz est un anti-héros sur lequel s’acharne le destin, et qui ne sait pas profiter du kairos, ce moment fatidique pendant lequel le sort peut être retourné à son profit. Le destin se joue de lui de manière ironique, lui donnant du feu quand il le cherche et le réhabilitant au moment où il meurt. On devine naturellement la figure d’Hergé derrière ce sort facétieux. Mais cet épisode est aussi l’expression d’une certaine attitude face à la vie, marquée par l’omniprésence de l’échec.
Dans la séquence finale « des horloges » (lire les p.1, 2 et 3), Hergé entrelace deux récits parallèles qui se font écho. En deux pages, nous assistons à la conclusion des manœuvres de Chicklett et Mazaroff pour discréditer Tintin, et la dernière tentative de Diaz pour tuer Alcazar. Significativement, deux cases parallèles lancent cette dernière séquence, où les événements se précipitent.
À chaque fois, deux personnages se parlent : Chicklett et le chef des terroristes à gauche, Mazaroff et Diaz à droite. Ces derniers portent tous deux l’arme du crime : de faux documents compromettant Tintin dans une mallette (de quoi le « liquider » politiquement) et une machine infernale destinée à véritablement liquider Alcazar. Les deux lignes narratives ne se rencontrent que dans les deux cases finales : Alcazar ordonne d’un seul mouvement de fusiller Tintin et de renommer Diaz colonel aide de camp. L’explosion finale, si ironiquement à propos (ou hors de propos, si on se place du point de vue du nouvellement nommé colonel Diaz), confirme que l’intrigue du terroriste était confinée dans une voie parallèle, sans communication avec le reste de l’histoire. Au terme de cet épisode, le destin de Diaz apparaît comme l’histoire tragi-comique d’un homme sans qualité, une petite parenthèse que ce sera autorisée Hergé au sein d’une intrigue qui ne le concerne pas.
Mais Hergé va plus loin. Dans cette dernière séquence, la cause de l’échec de Diaz est en effet une erreur de timing. Voulant se racheter de tous ses échecs, pressé par l’injonction de son chef (« Cette fois, il faut réussir !.. »), Diaz prend ses précautions. Puisque la minuterie de la bombe est réglée pour la faire exploser à 11 heures du matin, il se munit d’une montre, qu’il ne cesse de consulter. Hergé désamorce là un gag potentiel : la montre de Diaz s’est arrêtée, mais il s’en rend compte et la met à l’heure d’une horloge publique, à 9h33. Or, on apprend trois cases plus loin que les horloges publiques avaient été déréglées par une panne électrique. Ainsi, quand il est 10 h à la montre de Diaz, il est en fait 11 h. Diaz ne peut que constater son erreur devant le spectacle d’un horloger en train de régler une horloge en avançant ses aiguilles. L’assurance de Diaz se transforme en surprise, puis en stupéfaction, avant que celui-ci n’explose.
C’est donc précisément la prudence de Diaz, et les leçons qu’il a tirées de ses échecs passés, qui sont la cause de sa mort. La case où il explose synthétise deux renversements : la prudence provoque l’échec, et l’échec intervient au moment du succès (le retour en grâce aux yeux d’Alcazar). Mécanique typiquement tragique, appliquée à un personnage comique, dont il conviendra d’étudier les implications morales.
Il me semble qu’il n’est pas impossible de voir dans cette séquence la transposition de l’histoire de Ramon, le lanceur de navajas. On l’a vu, ce dernier appliquait le conseil consistant à viser plus à gauche afin de contrecarrer sa tendance à viser « trop à droite », ce qui, fatalement, l’a conduit à tirer trop à gauche, lors de la tentative de meurtre sur le « Ville-de-Lyon ». De même, c’est en voulant pour une fois ne pas remettre à plus tard la mort du tyran qu’il exècre que Diaz précipite la sienne. Il y a chez ces deux personnages un problème d’adaptation au monde, de « visée ». Le cœur de la cible, le moment opportun pour l’action sont insaisissables, malgré toutes les tentatives d’ajustement de l’action des personnages. Ramon sur la plan spatial, Diaz sur le plan temporel sont victimes des mêmes symptômes.