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    Beaucoup ont déjà remarqué que L’Oreille cassée était l’album de Tintin où la mort était la plus présente. Quatre personnages meurent en effet : le peintre-sculpteur Balthazar, Rodriguo Tortilla, le voleur du fétiche, puis à la fin de l’album, les deux bandits Ramon Bada et Alonzo Perez. Le monde de Tintin, supposément édulcoré et sans saveur, rencontre brutalement la violence du polar.

    Mais cela ne va pas sans difficulté. Comment représenter la mort dans un récit dessiné destiné aux jeunes lecteurs du Petit Vingtième ? On se souvient des petits diables emportant joyeusement Ramon et Alonzo dans un autre monde. Celle de Rodriguo est traitée de manière virtuose, allusivement. Trois cases suffisent : le meurtrier rentrant par la porte de sa cabine, la vision d’une matraque brandie, depuis un hublot, le bruit d’un corps tombé dans l’eau depuis le bord du paquebot.

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    C’est cependant la mort de Balthazar qui est développée le plus longuement, sans jamais montrer directement ce qui l’a produite. La case où l’on voit arriver Tintin dans l’appartement du « peintre-sculpteur » est un plan large qui synthétise un certain nombre de traits de cet artiste. Chez Balzac, la description de la chambre du père Goriot est l’occasion de faire indirectement le portrait de ce personnage. Ici aussi, en une image, nous connaissons beaucoup de choses concernant le disparu.

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    Nous savons que c’est un artiste « Bohême ». Il ne « payait pas très régulièrement son loyer », nous a en effet appris sa concierge. Il vivait dans un atelier situé sous les toits, éclairé par un vasistas, fumait la pipe et jouait du cor de chasse pour se distraire, ce qui permet au lecteur de nuancer quelque peu l’hagiographie qu’en fait la concierge.

    Nous savons aussi qu’il peignait et qu’il sculptait. Bustes en pierre, masques en plâtre, statuettes en bronze cohabitent en effet dans cette petite habitation. On peut même voir un exemplaire de cette « série de statuettes en bois, d’une technique toute particulière et qui avaient fait croire un moment qu’il s’agissait de sculptures anciennes » dont parle l’article rapportant le fait-divers de sa mort, une sorte de soldat barbu et casqué à la romaine, les bras tendus à partir du coude, à angle droit avec le corps, sans doute pour servir de support, de porte-parapluie par exemple. Une poutre, en amorce du bord inférieur droit de la case, montre qu’il comptait un jour recommencer à travailler le bois. Mais il était aussi connu pour ses « petits paysages d’une facture originale ». Un dessin où figure un arbre est punaisé à la tête de son lit, un tableau sur le même sujet est périlleusement accroché au mur. On voit aussi le portrait dessiné d’un homme vu de trois-quarts face, un tableau floral et même un petit dessin représentant une silhouette humaine, un danseur, ou bien un soldat. Dans les cases suivantes, on verra le haut d’un portrait peint, posé sur le sol, en dessous du vasistas.

    C’est donc un artiste éclectique. Peut-être même est-ce un artiste de circonstance, si l’on en juge par la présence des portraits, la variété des sujets et des styles, l’aspect utilitaire de la sculpture en bois et le kitsch du tableau floral et de la statuette en bronze. En tout cas, Hergé ne semble pas voir en lui un artiste bien original. Une discrète ironie est présente dans cette chambre mortuaire. Absent, le défunt est pourtant présent, dans ses œuvres et les vestiges de sa vie passée.

    Plus loin, après que son perroquet, témoin du meurtre, et pour cela recherché par Tintin et par Ramon, est revenu, nous assistons même à son prétendu retour. La voix du perroquet crie une insulte visiblement familière de Balthazar (« Grrros plein d’soupe !... ») et répond de manière troublante « Silence !... Je suis Balthazar !... » à la concierge qui demandait, comme le veut sa profession : « Avez-vous bientôt fini, là-haut ?... ». Toute la maisonnée entreprend une expédition dans les combles pour voir ce qu’il en est de ce « fantôme ».

    expédition

    La mort est ainsi escamotée. Comme dans tout roman policier, le récit réel n’est que la reconstitution d’un épisode narratif préalable, qui n’a pas été raconté. Mais ce déni de la mort, assez compréhensible dans un récit pour la jeunesse, est contredit par la présence métonymique du défunt dans sa chambre, et frôle même la résurrection, dans cette parodie fantastique d'un récit de maison hantée.

    La case où Tintin découvre le mégot de cigarette, dont il déduira qu’il a été laissé là par le meurtrier, est symbolique de ce mécanisme.

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    Trois regards s’entrecroisent sans vraiment se rencontrer : celui de la concierge, se retournant pour regarder le tableau floral, celui de Tintin, baissant les yeux pour regarder le mégot, le nôtre, dont on attire l’attention grâce à l’insertion d’un gros plan sur le mégot. Le seul à voir les choses en face, en face-à-face même, c’est Milou, tombé nez-à-nez avec une tête de mort.

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    Dans cette chambre où flotte ironiquement et discrètement l’aura de son propriétaire défunt, surgit brusquement le rappel de la froide réalité de la mort. Il est d’ailleurs significatif que la concierge constate, de manière comique, le « naturel » avec lequel les fleurs sont peintes : « On dirait qu’elles vont rire !... ». Au moment où la mort se rappelle à notre attention, Hergé montre l’inanité, je devrais dire la « vanité », de toute une tradition artistique illusionniste. Crâne et bouquet rappellent en effet la tradition des « vanités », natures mortes dans lesquelles est signifié l’inéluctable passage du temps.

    Ce n’est pas qu’Hergé rejette l’objectif de représenter les choses de manière vivante. Il le reprend au contraire à son compte, profitant des potentialités du dessin de bande-dessinée. Chez Balthazar, ne voit-on pas une tête sculptée qui semble vraiment vivante, elle ?

    tete.jpgContrairement au buste sur son piédestal, qui fait face à Tintin, et auquel elle tourne le dos (ou plutôt la nuque), elle semble essayer de voir la scène sans pouvoir se retourner, faute de cou. Sa position excentrée, dans un coin de la pièce et de la case, son regard en coin, le fait qu’elle soit posée par terre et non sur un piédestal, comme les autres statues, tout cela confère à cette tête le statut de pièce détachée, comme adjointe dans un second temps à l’image déjà composée. Elle est la première spectatrice de cette scène, et semble nous indiquer qu’il faut regarder celle-ci de manière distanciée et réflexive.

    Hergé affirme ainsi qu’une certaine vie peut être conférée aux objets inanimés dans la bande dessinée. Le dessin non réaliste permet de donner vie au monde et réalise vraiment, lui, le programme de l’art académique et réaliste. Hergé semble s’être ressourcé à l’art primitif exposé dans la première page de l’album, où nous avions déjà constaté ce type de jeux sur l’inanimé et l’animé, le réaliste et l’iconique (1). 

    continuités

    Dans cette première page, les objets d’art primitif se situent tous dans une triple continuité. Du stylisé au réaliste : ce sont le style plus ou moins détaillé du trait, l’utilisation plus ou moins forte des à-plats de noirs, des hachures et des ombres portées, qui différencient ces objets. De l’inanimé à l’animé : ce sont principalement la présence ou l’absence de pupilles et du contour des orbites, le regard, donc, qui permettent de différencier les deux. Apparemment, ce serait en effet les yeux que l’on regarderait en premier pour déterminer si un visage est vivant ou bien inanimé (http://www.insoliscience.fr/?Qu-est-ce-qui-rend-un-visage). La dernière continuité est celle qui va de l’animal à l’humain: nous en reparlons plus tard.

    Un flottement troublant anime cette page, jouant de manière virtuose avec notre faculté à voir des visages dans les objets qui nous entourent. Le plus réaliste des masques ne semble pas vivant, faute de pupilles. Le plus « iconique » semble l’être, grâce aux deux points blancs servant justement de pupilles.

    Hergé semble avoir conscience qu’avec son style de dessin, il n’est pas possible de faire la différence entre la tête d’un personnage, comme celle du capitaine Haddock, et celle d’un portrait. L’idéalisme platonicien, qui distingue les niveaux de réalité (l’idée de la table, la table, l’image de la table), est en quelque sorte court-circuité : l’image de la concierge au réveil est de même nature que celle du portrait qui est accroché à la tête de son lit. Les images de ce type se multiplient dans L’Oreille cassée : étrange tête souriante, à favoris et haut-de-forme, style 1830, dont on ne sait pas s’il s’agit d’un tableau, en l’absence de cadre visible ; portrait sévère et moustachu à perruque et à col Louis XIII, statue de gisant souriant et saluant de manière bonhomme, portraits de famille accrochés aux murs de la maison de Samuel Goldwood (sans doute achetés, sachant que le propriétaire est américain et collectionneur).

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    L’Oreille cassée est un album d’antiquaire. S’y mêlent tous les styles de représentations, des plus schématiques aux plus réalistes, des plus caricaturales aux plus proportionnées, mais toutes susceptibles de paraître aussi vivantes que les personnages de la fiction.

    Il y a conjonction entre un art moderne, la bande dessinée, exemplaire de « l’ère de la reproductibilité technique » définie par Walter Benjamin, et un art primitif, à la destination rituelle. Ce qui les rapproche, malgré leur opposition apparente, c’est leur animisme commun. Ils s’opposent tous deux à l’illusionnisme de l’art académique et réaliste, dont le critère esthétique est la ressemblance.

    La mort est indissociable de l’œuvre d’art plastique. Peinture, marbre, bronze, fusain, papier sont des matières inertes. La vie représentée ne peut être qu’illusoire. Hergé semble avoir conscience du déni de la mort qui est au fondement de l’activité du peintre, du sculpteur et du dessinateur. Il ne cherche pas à refuser ce déni, à le « dénier » lui-aussi. Contrairement à l’artiste réaliste, nouveau Pygmalion qui cherche à donner vie à la matière inanimée à force de ressemblance, il oppose une attitude facétieuse et moderne. Le tragique de la condition de l’artiste n’est pas pour lui. Il refuse de faire de sa création un fétiche qu’il adorerait pour mieux se protéger de la conscience de la mort. Il n’y a pas ce fétichisme dans le dessin d’Hergé, pas de substitut (Chez Freud, le fétiche est un substitut phallique au phallus absent de la mère). La perte de réalité est acceptée et incorporée au dessin lui-même, qui se meut dans le monde des icônes, du schématisme, dans un monde d’idées.

     

    (1) Pour comprendre la distinction entre ces deux derniers termes pour ce qui concerne la BD, voir Scott McCloud, L'Art invisible : 

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  • (Premier transfert d'article depuis mon blog http://popanalyse.over-blog.com.)

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    Cet album commence par une visite au musée ethnographique de Bruxelles. Dans une suite de vignettes représentant des visiteurs qui contemplent des exemplaires de ce qu’on appelait alors de « l’art primitif », Hergé insère spectaculairement tout un pan de la culture mondiale, exposé comme dans un musée au regard d’un lecteur enfantin peu habitué à de tels spectacles dans l’illustré du Petit Vingtième.

    L’intérêt d’une telle scène, a priori peu narrative, se déployant sur plusieurs cases, est de contenir à la fois l’objet contemplé et le sujet de cette contemplation. Nous, lecteurs, sommes invités à une contemplation seconde, celle d’une confrontation de deux mondes.

     

    Face à face

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    Dans cette image, deux plans sont juxtaposés. A droite, un fond noir, et à gauche, plus large, un fond blanc. Un spectateur fait face à des poteaux polychromes du Dahomey, tandis qu’un promeneur déambule dans la salle. Le premier, de trois-quarts dos, est coupé à la ceinture. Le second, de trois-quarts face, aux genoux. Ces deux personnages sont regroupés dans le quart inférieur droit de la case. Mais ce premier groupe est scindé en deux et chaque personnage est projeté dans un autre groupe, composé d’une personne humaine et d’un ou de plusieurs exemplaires de ces poteaux. Le vieil homme, chauve et moustachu, fait  face à trois poteaux. Penché en arrière pour mieux observer les totems exposés devant lui, son corps prend une inclination bien naturelle. Mais on peut remarquer une inclination symétrique du poteau le plus proche de lui, que rien ne justifie sur le plan muséographique. Le promeneur, quant à lui, est tourné du même côté que le poteau qui le surplombe, offrant à notre regard deux visages qui regardent dans la même direction.

    Certes, la hiérarchie de l’objet observé et de la personne qui le regarde semble respectée. En effet, ce sont les personnages qui sont en amorce, à la périphérie de la case, tandis que les poteaux sont plus centrés, et visibles en entier, pour la plupart. Ce que le lecteur regarde, c’est d’abord les objets du musée, et les visiteurs sont assez classiquement les relais de notre regard. Mais la disposition  respective des hommes et des choses, parallèle ou symétrique, juxtaposée ou face-à-face, fait que ces deux ordres sont mis en regard l’un par rapport à l’autre. Un étrange effet de miroir se met en place, accentué par le rappel de valeur entre la veste grisée de l’homme à la moustache et le bois grisé du poteau le plus à gauche.

    Cette double scène est articulée entre un premier et un deuxième plan. A la frontalité des poteaux, exposés parallèlement au plan de l’image, s’oppose l’esquisse d’une profondeur, suggérée par le fond noir et la direction dans laquelle se tourne l’homme au manteau. Derrière ce mur blanc se cache sans doute un recoin de la salle, ou bien un couloir, d’où vient le promeneur au chapeau. Ainsi est insufflé un dynamisme discret à cette scène presque statique. C’est tout un musée qui est évoqué de manière synthétique, avec ses espaces et ses modes de visite divers (contemplation ou déambulation). Mais le panneau indiquant la nature de l’objet exposé est face à nous, et dépasse légèrement du support d’exposition des poteaux polychromes, comme s’il était collé à la surface même du papier. Nous sommes donc nous aussi invités à observer cette salle de musée, non seulement les objets d’art qu’il contient, mais aussi les hommes qui les contemplent. La case devient vitrine.

     

    Tête à tête

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    Cette fois, la scène est unique et frontale. Nous sommes devant un mur, où sont suspendus des masques noirs et cornus. Dans le quart inférieur de la case, une console grisée supportant elle-aussi un masque cornu, blanc, cette fois. Le contemplant, nous tournant le dos, un couple élégant, redingote noire pour monsieur, manteau blanc pour madame.

    Et toujours ce jeu de position unissant les différents plan de la case et les différents êtres peuplant ce musée. Le noir de la redingote rappelle les masques du mur. Les hachures utilisées pour figurer la laine se retrouvent sur les deux masques de forme similaire (cornes courbes au bout carré, mâchoire anguleuse et crâne en obus) qui encadrent le couple. Il est même possible de voir une discrète symétrie en bas de l’image, puisque le manteau et le masque blancs sont encadrés par la redingote et le masque Bapendé, noirs tous les deux. .

    Dans la case 2, le regard était ascendant. Il devient descendant. Deux personnages humains se tenaient à droite : ceux-ci se tiennent à gauche. Mais le plus significatif est la substitution qui s’opère dans le quart inférieur droit de ces images. Dans la case 3, ce n’est plus deux êtres humains, cadrés de manière plus ou moins serrée, mais un visage anthropomorphe, un masque Bapendé, comme l’appelle le panneau accroché à son socle.

    Il faut d’ailleurs remarquer qu’on ne voit pas, ou à peine, le visage des deux personnes humaines, mais qu’une multitude de visages en bois nous font face. Tout un continuum nous est présenté, qui va de l’animal (les cornes cannelées, comme celle des antilopes, ou stylisées) à l’être humain, du schématisme le plus sommaire (les deux masques du haut n’ont que des points blancs pour figurer les yeux et la bouche) au réalisme du visage négroïde de droite. Ce masque justement, parallèle au plan de l’image, joue le même rôle que le panneau plaqué sur la surface de l’image dans la case précédente, interpelle le lecteur, et semble l’interroger sur la nature véritable des images qu’il contemple. Étrangement, ce masque, le plus réaliste, a des yeux vides qui ne voient pas, tandis que, grâce à la tendance irrépressible du lecteur à l’anthropomorphisme, ceux du haut trouvent figure humaine avec très peu de moyens, et nous regardent de leurs yeux ronds. Quant au masque du milieu, ne regardent-il pas le couple de visiteur, de ses pupilles noires, les seules visibles dans cette image ? Cette profusion de figures humaines semble prendre vie et l’atmosphère du musée devient presque fantastique. Hergé montre l’âme qui peut habiter ces objets, désacralisés par l’entrée au musée, mais toujours potentiellement animés, pour qui sait regarder.

    Surtout, Hergé s’empare ici du pouvoir de suggestion du dessin de bande-dessinée, qui a le pouvoir de faire croire à une figure humaine à partir de quelques traits seulement. Égalisés par l’usage du même mode de représentation pour chacun, objets et humains sont situés a priori sur un pied d’égalité. La BD, en tant qu’elle est un art du dessin, rend possible une ambivalence dans l’objet représenté. Une des caractéristiques de la bande-dessinée est en effet de pouvoir juxtaposer dans une même case des images hyperréalistes et des caricature schématiques. Cette case peut être lue comme une mise en abyme de ce syncrétisme iconographique. Or, cette coexistence est doublement étonnante.

    Elle l’est pour Hergé, dont le dessin, qu’on appellera « ligne claire » dans les années 80, a justement pour caractéristique d’unifier tous les objets représentés par un seule et même type de ligne, animée mais continue, formant des contours clos, plus tard emplis de couleurs savamment accordées entre elles. Mais L’Oreille cassée est justement une des premières histoires de Tintin. La « ligne claire » n’est pas encore entièrement élaborée : Hergé est libre de jouer avec les degrés de réalisme ou de schématisme de son dessin. Ce n’est que plus tard que celui-ci sera en quelque sorte standardisé et susceptible d’être imité par toute une cohorte d’assistants. Le jeu avec l’hétérogénéité du trait est finalement le signe d’une conscience précoce des spécificités du médium dans lequel s’illustre Hergé. Si, dans la suite de l’histoire, la multiplication finale des statuettes à l’oreille cassée et leur commercialisation ont pu être lues comme la traduction des problématiques de Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (la perte du sacré de l’image unique), on peut aussi y voir, plus spécifiquement, l’annonce de l’évolution stylistique d’Hergé.

    L’étonnement vient aussi du fait que cette démonstration de la puissance du dessin de bande-dessinée se fait dans un musée, habituellement le lieu d’un art plus académique et moins populaire. N’oublions pas cependant qu’il s’agit d’un musée ethnographique, contenant des objets d’art primitif, dont on sait l’influence dans la naissance d’un art moderne justement moins à cheval sur l’homogénéité du dessin et du trait. Pensons par exemple au cubisme, ou aux collages surréalistes. Ces arts étrangers semblent ici représenter la BD, grâce à leur primitivisme commun, celui d’un médium pour enfant, et celui de peuples prétendument demeurés enfants.

     

    Les yeux dans les yeux

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    Vient ensuite une longue case représentant une vieille femme en manteau de fourrure, coiffée d’un bonnet noir, les cheveux blancs mi-longs et bouclés, tenant de sa main gantée des bésicles devant les yeux. A travers elles, elle observe une tête d’animal en bois noir, loup ou crocodile, toutes dents dehors. Rien de bien neuf, donc, s’il n’y avait un autre visage dans cette image, en surplomb de la visiteuse.  Comment ne pas remarquer leur ressemblance ? Leurs cheveux ont une forme similaire. Deux rides semblables descendent des ailes du nez et encadrent une même bouche sans expression. Bonnet noir contre turban blanc, cheveux blancs et bouclés contre cheveux noirs et ébouriffés : les deux faces sont chacune l’image en négatif de l’autre. Pour achever cette troublante répétition, Hergé brouille nos repères en plaçant la tête à l’arrière du visage de la visiteuse, et en lui donnant une taille légèrement plus grande. N’était la manche du manteau, qui est sans conteste devant le support d’exposition de la tête en bois, on jurerait presque que c’est la femme qui est placée à l’arrière. Le lecteur peut croire à un problème d’accommodation de sa part, tant la position respective des plans de l’image est incertaine.

    Plus important sans doute est l’absence de regard de ces deux visages, l’un à cause du reflet blanc des bésicles, l’autre à cause de la matière dans laquelle sont sculptés les yeux. De faux yeux qui ne voient pas et de vrais yeux tout occupés à regarder sont semblablement blancs et vides. Ces yeux sont les derniers d’une série d’yeux dans cette suite de vignettes.

    Ceux du visiteur à la barbe, case 1, cachés par des lunettes noirs, ceux qu’étrangement on ne voit pas chez l’homme à la moustache, les yeux ahuris du jeune visiteur, réduits à deux petits points noirs, surmontés des grands yeux du totem qui le surplombe (avec le contour des orbites), les yeux invisibles du couple de visiteur et la grande variété oculaire présente dans la salle des masques (pupilles blanches sans orbites, orbites noirs ou blancs sans pupille, orbites blancs avec pupille, yeux indécidables du masque Bapendé). Ajoutons à cela le jeu des regards qui se croisent, regardent dans la même direction, descendent ou montent, et nous avons dans ces quelques cases une véritable remise en question de ce qu’est un regard humain.

    Hergé semble interroger notre propre capacité à voir, nous qui sommes dans la même position que les visiteurs du musée, et le lien que cette capacité entretient avec notre humanité. Notre curiosité d’amateur d’art, primitif ou non, est-elle capable de nous faire atteindre l’âme de ces objets, la valeur qu’ils pouvaient revêtir pour les cultures qui les ont fabriqués ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes des objets de curiosité, placés sous le regard du lecteur par Hergé, comme s’il voulait retourner le regard ethnologique sur l’institution muséale et le rapport ambigu qu’elle entretient avec la valeur des objets qu’elle expose ? Ces questions sont la conséquence de la confrontation des objets et des hommes, les seconds semblant ne pas parvenir à voir, les premiers dotés d’une étrange et paradoxal sens de la vue. Dans la page suivante, le gardien chante l’air connu de Carmen : « Toréador, prends ga-a-a-arde !... Toréador ! – Toréador… Et… Tralala la la lalalala…. Un œil noir te regaaaaaarde… »

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    C’est bien que l’homme occidental, belge en l’occurrence, est épié en secret par une autre culture, « noire », le remettant en question de manière menaçante, dans une atmosphère fantastique. En amorce de la case, sur toute sa hauteur, un buste noir, lèvres en avant et yeux mi-clos, semble veiller, indifférent au ridicule gardien bedonnant passant le plumeau sur un masque qui jadis fut un objet rituel.

    Toujours est-il que lorsque le gardien du musée sonne la fin de la visite, deux visiteurs indiquent qu’ils semblent ne pas s’être rendus compte du temps qui était passé : « Tiens ?… Il est déjà cinq heures !... ». Est-ce la distraction d’esthètes plongés dans la beauté de cet art primitif ou bien celle de curieux passionnés par sa portée scientifique et culturelle ? Il n’est pas impossible que l’espèce d’hypnose qui a été la leur témoigne d’un résidu de l’aura sacrée entourant à l’origine ces objets rituels. En tout cas, le lecteur quitte lui aussi à regret les cases fascinantes de ce musée de papier.

     

    Ni vu, ni connu

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    Mais au moment-même où Hergé met sous les yeux de son lecteur ce spectacle troublant, il lui joue un de ses tours de passe-passe habituels. Il s’agit en effet, dans cette première planche, de montrer le vol de de la statuette à l’oreille cassée. Il ne le fait pas ouvertement, préférant s’attarder sur cette scène silencieuse et contemplative, à la limite du fantastique. L’intrigue policière est lancée, mais en sourdine. Ce n’est que dans la dernière case qu’on comprend où l’auteur voulait en venir.

    Mais ce vol est préparé dès le départ. On voit en effet, dans la case 1, caché derrière un pilier, coiffé d’un feutre, pipe à la bouche, main dans les poches, le col de son trench-coat relevé, un homme cherchant manifestement à rester discret. Sa position excentrée, le fait qu’il tourne le dos à l’entrée du musée et qu’il se fait voler la vedette par un autre visiteur, qui entre, lui, dans le bâtiment, indiquent bien qu’il trame quelque chose de louche. Or, dans la dernière case, la silhouette obscure  a elle aussi le col relevé et un feutre sur la tête. Mais bien sûr ! Il est entré discrètement dans le musée, inaperçu des gardiens comme du lecteur. Nous ne l’avions pas remarqué !

    Mais Hergé ne se contente pas de ce tour de passe-passe. Car si l’on regarde dans la case 7, qui voit-on ? Un homme debout, le dos tourné, les mains dans les poches, le col relevé et un feutre sur la tête. Mais il est dehors, sortant manifestement du musée, musée dont le gardien a fermé la porte d’entrée d’un lourd cadenas. Il faut imaginer que le voleur est sorti, pour ensuite entrer à nouveau, par effraction sans doute. Le plus pratique aurait été de se laisser enfermer dans le musée pour commettre son vol. C’est d’ailleurs cette hypothèse, la plus vraisemblable, qui est annoncée à la radio au début de la troisième planche : « … Le vol a été découvert ce matin par le gardien. On suppose que le voleur s’est laissé enfermer hier soir et qu’il a attendu l’arrivée du gardien pour sortir du musée. Car aucune trace d’effraction n’a été découverte …… »

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    Il y a là une vraie incohérence. Ce début d’intrigue policière frôle le fantastique, puisque celui dont on est sûr qu’il a commis le vol ne peut pas l’avoir commis, et que l’auteur suggère l’impossibilité d’un scénario qu’il confirme ensuite. Cette impression troublante est renforcée par le dessin, qui dans la case 7 suggère une atmosphère vespérale, propre au mystère, grâce à une silhouette d’arbre noir découpée sur un ciel blanc (peut-être les dernières lueurs de la journée) et grâce au grisé posé sur la surface du trench-coat, le pallier et une des colonnes de l’entrée. Mais encore, une fois qu’on s’est rendu compte de cette bizarrerie narrative, on ne peut contempler de la même façon cette silhouette qui nous tourne le dos, visiblement immobile, impénétrable comme l’était un peu plus haut le beau masque Bapendé. L’art de Magritte n’est pas loin, avec ses silhouettes debout et raides, le visage masqué ou le dos tourné.

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    Cette intrusion si étrange du surréalisme dans l’univers d’Hergé semble être une simple erreur. Mais alors, pourquoi la garder telle quelle dans l’édition en couleur, réalisée en 1943, huit ans après la parution en livraison dans le Petit Vingtième ? Sans doute cette colorisation a-t-elle été faite rapidement, comme en témoigne la couleur étalée sur le si important œil du totem de la case 2 ou la perte de précision dans le visage de l’homme au trench dans la case 1.

    Ou alors, Hergé est encore plus retors qu’on ne le pensait au début. Si ce n’est l’homme au trench, le voleur, ne serait-ce pas alors l’homme à la barbe de la case 1. Si l’on considère l’importance des déguisements et des postiches de toutes sortes dans la suite de cette histoire, pourquoi pas imaginer qu’il s’agit d’un voleur déguisé, qui aura entre temps relevé son col. Cette hypothèse reçoit un peu plus de poids si l’on considère que sa position dans la première case est l’inverse de celle de l’homme au trench : il entre dans le musée, vue de trois quart dos, tandis que l’autre se tient immobile, de trois quart face. La symétrie traduirait en quelque sorte le report du soupçon de l’un sur l’autre. Mais il faut avouer qu’il aurait bien changé, d’une case à l’autre : plus de barbe apparemment, le chapeau légèrement penché sur le crâne et le col relevé, comme l’homme trench. Quelle allure dans cette case, pour un homme si ordinaire dans la case 1 ! Comment cette espèce de professeur Halambique a-t-il pu se transformer en personnage de roman noir à la Chandler ? Pourquoi pas alors, regarder dans la case 2 ce couple de visiteur, placé on l’a vu dans une disposition identique, dans le même fameux quart inférieur droit de la case ? Ce jeune homme ahuri ne peut-il pas avoir mis son chapeau et relevé son col, après s’être laissé enfermer dans les salles du musée ?

    Trêve d’hypothèses ! Aucune n’est vraiment satisfaisante. Il semble plus naturel de prêter à Hergé l’intention plus ou moins consciente de briser la routine du roman policier, de brouiller les pistes et d’accorder le début de son intrigue avec le mystère se dégageant des objets  d’art exposés.

    Finalement, cette première page ne peut pas être plus loin de la ligne claire, dans le dessin comme dans l’intrigue.

     

     

    PS : Voici la très intéressante réaction de LEAUTAUD, membre du forum BDgest (http://www.bdgest.com/forum/herge-chronologie-d-une-oeuvre-et-autres-ouvrages-t9317-2880.html)

    Ton questionnement sur la représentation du voleur du fétiche par Hergé m'a bien sûr fort intéressé. Ce mystérieux Rodrigo Tortilla qui intrigua des générations de lecteurs est-il visible dans cette première planche ?
     

    Je me suis longtemps interrogé à son sujet, et finalement je pense avoir une hypothèse recevable. La contradiction que tu pointes concernant le fait que l'homme à la gabardine (le supposé Rodrigo Tortilla) est montré en-dehors du musée lors de la fermeture et qu'il soit ensuite indiqué qu'il n'y a pas eu d'effraction pendant la nuit du vol semble exclure ce personnage à la gabardine comme voleur du fétiche, alors que Hergé le montre bien à la dernière case en train de voler le fétiche. Et bien en fait, non, c'est bien lui le voleur ! Pourquoi ?
     

    Parce qu'il y a DEUX voleurs, et que le deuxième, resté caché dans le musée, a réouvert à son complice la porte du Musée, en dévérouillant manuellement les éventuelles protections et en usant d'une fausse clé où d'un double dérobé dans le musée qu'il a pu fouiller tranquillement puisqu'il y est seul.
     

    Qui peut bien être ce mystérieux voleur caché dans le Musée ? Je suis parvenu à l'identifier, c'est ...le Consul de Poldévie !!( le premier qui l'a reconnu comme Consul de Poldévie est Didier Quella-Guyot, je crois). Oui, car le personnage à barbe noire qui entre dans le musée dans la première case n'en est pas ressorti. Et pour moi, aucun doute, c'est le véritable Rodrigo Tortilla, alias le Consul de Poldévie, ce mystérieux opiomane armé que nous découvrons des années auparavant dans le Lotus Bleu.

     
    Il est l'initiateur du forfait, en bon aventurier à l'affût d'un gros coup, et il va s'adjoindre, comme je vais l'exposer plus loin, les services d'un "artiste" qui, chapeauté par Tortilla, ne se trompera pas sur l'objet a dérober parmi les milliers d'objets du Musée. Le binôme réussit parfaitement l'affaire. Il y a là une logique toute hergéenne.


    Rodrigo Tortilla a donc un complice (l'homme à la gabardine), qui ne peut être que...le sculpteur Balthazar, payé par Tortilla pour reproduire ensuite un faux fétiche, et qu'il réduira au silence ("Rodrigo Tortilla tu m'as tué !"). Pourquoi l'élimine t-il ? Parce qu'il n'est plus d'aucune utilité, son faux fétiche ayant pris la place du véritable au Musée, conformément au plan de Tortilla, la tête pensante.Remarquons que L'Oreille cassée est un des albums les plus violents de Hergé, celui où beaucoup de protagonistes sont assassinés ou disparaissent, la liste est longue. 

    Ensuite, nous retrouvons Tortilla à bord du transatlantique Ville-de-Lyon, où traqué par les deux assassins Ramon Bada et Alonso Perez il finira matraqué dans une sombre coursive puis jeté à l'eau...
    Le psychiatre Serge Tisseron a écris qu'enfant il a longtemps cherché la figure de l'invisible Tortilla, ajoutant qu'il avait fini par le reconnaître dans un des passagers du Ville-de-Lyon...je suis d'accord avec son hypothèse, mais autant je suis certain d'avoir reconnu Tortilla lorsqu'il pénêtre dans le Musée, autant il est ardu de l'identifier sur le Ville-de-Lyon...peut-être, ayant taillé et teint en blanc sa barbe est-il ce personnage que Perez et Bada prennent pour Tintin déguisé en cherchant à lui arracher sa barbe qu'ils estiment (à tort) fausse...

    J'estime donc que Hergé a réussi ce tour de force de dessiner sans les nommer, dés la première planche, les deux personnages "invisibles" de son histoire !!!

    Cette aventure de Tintin est en fait une des plus complexes de toute l'oeuvre, ne serait-ce qu'avec ce fétiche après lequel tout le monde court en Amérique du Sud alors qu'il n'a pas quitté l'Europe, et ces personnages si importants dans l'intrigue mais que Hergé ne dessine jamais en les nommant (Tortilla et Balthazar). Oui, décidemment, une grande histoire hitchkockienne avec un beau Mac-Guffin (le fétiche prétexte)

     

    Le consul de Poldévie ?

    Consul-de-Poldevie.jpg1-copie-1.jpg

     

    Ma réponse : 



    En revanche, le coup du consul de Poldévie, j'ai un doute. Dans l'OC, le barbu est grand et voûté, alors que dans le LB, le consul est petit et se tient droit. Sachant que le LB précède immédiatement l'OC, j'imagine qu'Hergé se serait imposé une plus grande cohérence graphique et aurait consulté l'album précédent pour reproduire exactement le personnage. A moins qu'on imagine que la petitesse du consul à Shangaï était liée de manière utilitaire à Tintin (il fallait qu'on croie que c'était lui), et qu'Hergé aie pris des libertés avec le LB. 

    Mais pourquoi ? Pourquoi le dos voûté ? A mon avis pour "faire savant". Pour qu'on croie qu'il s'agit d'un scientifique, ethnologue, conservateur, etc. 

    Autre (petite) nuance : le fait que l'homme à la gabardine (j'aurais dit trench-coat, je me plante ?) n'a pas une tronche d'artiste. C'est plutôt un personnage de polar à la Hammet. J'y vois l'intrusion du hard-boiled dans l'univers d'Hergé (ce qui colle bien aux morts présents dans cet album). Certes, il fume la pipe, et comme le dit plus tard la concierge : "Et ce qu'il pouvait fumer, toujours la pipe à la bouche..." Mais elle dit aussi : "Je le vois encore avec son éternel costume en velours et son grand chapeau....." A priori, pas de costume en velours dans la première planche. Et pas sur que le feutre de l'homme à la gabardine puisse être appelé "grand chapeau". 

    En outre, il me semble qu'Hergé fait du défunt Balthasar le portrait d'un artiste Bohême (je viens d'ailleurs de remarquer que la concierge s'interrompt dans son portrait, après cinq points de suspension, signe sans doute d'essoufflement, ou d'un laps de temps conséquent, et ajoute "C'est encore plus haut !" : Hergé nous prépare déjà à la vision de cet atelier sous les toits, logement le plus haut de l'immeuble, et sans doute aussi le moins cher. Est-ce que le costume en velours était un habit d'artiste désargenté ? C'est sans doute le point qui fera que j'accepte de voir en l'homme à la gabardine le peintre Balthasar.

    Ah, et puis, si c'est Balthasar, il ne ressemble pas beaucoup à son frère...


    Sinon, il me semble qu'il est remarquable que cette planche soit si obscure. Tant qu'on n'a pas fait ce genre d'hypothèse à la Agatha Christie, il y a vraiment quelque chose qui cloche. L'avant-dernière case est pour moi complètement surréaliste.

     


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