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    Décalage horaire

     

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    L’Oreille cassée est la deuxième aventure de Tintin où Hergé apprend à charpenter solidement son récit. Après la lutte contre le trafic d’opium dans la Chine occupée des années 30, la recherche d’un fétiche volé dans l’atmosphère de guerre civile de l’Amérique du Sud. Nous sommes loin de l’improvisation débridée de Tintin en Amérique, ou même des Cigares du Pharaon.

    Parallèlement, il perfectionne son travail d’ornementation comique. Comme dans une succession d’actions sans cohérence, l’amplification comique passe par des séquences comiques bouclées (on pense par exemple à la disparition de Tintin sur le « Ville­-de-Lyon » ou bien à la séquence des marchands d’armes). Mais Hergé expérimente de plus en plus des motifs comiques récurrents, possibles seulement dans des récits plus structurées qui peuvent tresser différentes intrigues. On en revient au sens ancien, tragique, du mot « épisode » (intrigue parallèle qui double une intrigue principale) tout en gardant son sens moderne, feuilletonnesque (partie autonome d’un récit plus large). On a vu une occurrence de motif récurrent avec les variations sur la maladresse de Ramon. Il est intéressant de constater qu’Hergé se permet, sur ce motif récurrent, d’en greffer un second qui en est issu explicitement.

    En effet, la réplique « Caramba, encore raté ! » si attachée à la personne de Ramon, est dite par un autre personnage, le caporal Diaz. Contrairement au lanceur de navajas, présent du début à la fin de l’histoire, on ne retrouve ce personnage de terroriste anti-alcazariste que pendant le séjour de Tintin  à Las Dopicos, où il est nommé aide de camp du général. On le croise au moment de la nomination de Tintin, et il meurt au moment de sa disgrâce. Il sert donc de contrepoint comique, d’autant plus gratuit qu’il n’y a aucune interaction entre Diaz et Tintin. Ils restent séparés dans des cases différentes à partir du moment où Tintin prend la place de Diaz en tant que colonel aide de camp. Tintin ne fait que renvoyer par la fenêtre une bombe envoyée par Diaz. Notons tout de même que c’est Diaz qui provoque la jaunisse d’Alcazar, nécessaire pour que Tintin puisse devenir l’adversaire de Mr Chicklett en refusant de déclarer une guerre pour du pétrole. Si Diaz est donc plus qu’une utilité comique, il n’accède pourtant pas au rang d’antagoniste de Tintin, comme peut l’être Ramon. Il reste un personnage de troisième rang.

    Mais le retour de la réplique "fétiche" de Ramon incite à comparer ces deux personnages. Tous deux sont maladroits. Diaz tente par quatre fois d’assassiner Alcazar, en vain. La bombe qu’il envoie lui est renvoyée ; il ne trouve pas ses allumettes, ce qui retarde l’explosion du baril de dynamite qu’il a posé contre le mur du palais présidentiel ; quand il les trouve, la dynamite explose mais sans faire de dégâts, faute de l’avoir enterrée ; enfin, il se trompe d’heure en réglant une « machine infernale » à horlogerie, et explose. La réplique en question est prononcée lors de sa deuxième tentative.

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    Diaz a dû se plonger dans une fontaine pour éteindre l’incendie de son sombrero, déclenché par le jet d’un mégot de cigare par Alcazar. Elle développe une première exclamation, faisant suite elle aussi à un séjour dans la même fontaine : la bombe renvoyée par Tintin lui est malencontreusement retombée sur la tête, et la projeté dans l’eau.

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    La réapparition de cette réplique, déjà bien utilisée auparavant, fait rire, mais elle sert aussi à mettre Ramon et Diaz sur le même plan. La technique du motif récurrent a des potentialités comiques, mais aussi philosophiques. Ramon et Diaz sont deux avatars d’une même inaptitude fondamentale à s’accorder au réel et de le modifier.

    Hergé développe sa réflexion sur cette impuissance fondamentale grâce à des symboles. Par deux fois, Diaz échoue piteusement dans la fontaine du jardin présidentiel. Ce ne serait qu’une répétition comique si cette propension à finir dans l’eau n’avait pas pour pendant une inaptitude à jouer avec le feu. Quand Diaz veut mettre le feu à la dynamite, il ne trouve plus ses allumettes. Quand il les retrouve, elles sont mouillées à cause de leur séjour dans l’eau de la fontaine.

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    En outre, au moment où il échoue à mettre le feu à la dynamite, c’est son propre chapeau qui prend feu. Les cases successives qui représentent ce gag dissocient plaisamment ce dont Diaz se rend compte, face au spectateur, dans un monologue qui insiste sur sa distraction, et le spectacle du feu qui consume peu à peu son sombrero.

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    En bas, les répliques et les gestes de Diaz, qui évoquent le feu (la recherche des allumettes, le constat de leur oubli), en haut la vraie fumée, puis le vrai feu. Puis, à la faveur d’un gros plan, ce contraste oppose la gauche (la fin de la phrase sur l’oubli des allumettes, l’odeur de brûlé) et la droite (le feu et la fumée qui envahissent l’image). Bref, Diaz semble atteint d’un syndrome du « pétard mouillé ».

    S’il n’était si drôle, le destin fatal de Diaz n’aurait rien à envier à celui d’un personnage de tragédie. Il a comme caractéristique principale de ne pas savoir saisir l’occasion par les cheveux. Il ne trouve pas ses allumettes quand elles lui seraient utiles, et les retrouve trop tard, alors qu'elles sont devenues inutilisables. L’action décisive qui doit faire de lui un héros vengeur est sans cesse retardée, mettant sa patience à l’épreuve, bien plus que celle du général Alcazar, qui n’en a cure.

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    Son pronostic quant à l’avènement de la « fin » du règne d’Alcazar est immédiatement contredit par un nouveau choc sur le crâne : la seule tête qui tombe (littéralement) est celle de la statue du général Olivaro.

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    Enfin, il trouve le moyen de mourir au moment même où Alcazar finit d’écrire les ordres qui l’autorisent à rentrer en fonctions.

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    Diaz est un anti-héros sur lequel s’acharne le destin, et qui ne sait pas profiter du kairos, ce moment fatidique pendant lequel le sort peut être retourné à son profit. Le destin se joue de lui de manière ironique, lui donnant du feu quand il le cherche et le réhabilitant au moment où il meurt. On devine naturellement la figure d’Hergé derrière ce sort facétieux. Mais cet épisode est aussi l’expression d’une certaine attitude face à la vie, marquée par l’omniprésence de l’échec.

    Dans la séquence finale « des horloges » (lire les p.1, 2 et 3), Hergé entrelace deux récits parallèles qui se font écho. En deux pages, nous assistons à la conclusion des manœuvres de Chicklett et Mazaroff pour discréditer Tintin, et la dernière tentative de Diaz pour tuer Alcazar. Significativement, deux cases parallèles lancent cette dernière séquence, où les événements se précipitent.

    conspirateurs

    À chaque fois, deux personnages se parlent : Chicklett et le chef des terroristes à gauche, Mazaroff et Diaz à droite. Ces derniers portent tous deux l’arme du crime : de faux documents compromettant Tintin dans une mallette (de quoi le « liquider » politiquement) et une machine infernale destinée à véritablement liquider Alcazar. Les deux lignes narratives ne se rencontrent que dans les deux cases finales : Alcazar ordonne d’un seul mouvement de fusiller Tintin et de renommer Diaz colonel aide de camp. L’explosion finale, si ironiquement à propos (ou hors de propos, si on se place du point de vue du nouvellement nommé colonel Diaz), confirme que l’intrigue du terroriste était confinée dans une voie parallèle, sans communication avec le reste de l’histoire. Au terme de cet épisode, le destin de Diaz apparaît comme l’histoire tragi-comique d’un homme sans qualité, une petite parenthèse que ce sera autorisée Hergé au sein d’une intrigue qui ne le concerne pas.

    Mais Hergé va plus loin. Dans cette dernière séquence, la cause de l’échec de Diaz est en effet une erreur de timing. Voulant se racheter de tous ses échecs, pressé par l’injonction de son chef (« Cette fois, il faut réussir !.. »), Diaz prend ses précautions. Puisque la minuterie de la bombe est réglée pour la faire exploser à 11 heures du matin, il se munit d’une montre, qu’il ne cesse de consulter. Hergé désamorce là un gag potentiel : la montre de Diaz s’est arrêtée, mais il s’en rend compte et la met à l’heure d’une horloge publique, à 9h33. Or, on apprend trois cases plus loin que les horloges publiques avaient été déréglées par une panne électrique. Ainsi, quand il est 10 h à la montre de Diaz, il est en fait 11 h. Diaz ne peut que constater son erreur devant le spectacle d’un horloger en train de régler une horloge en avançant ses aiguilles. L’assurance de Diaz se transforme en surprise, puis en stupéfaction, avant que celui-ci n’explose.

    C’est donc précisément la prudence de Diaz, et les leçons qu’il a tirées de ses échecs passés, qui sont la cause de sa mort. La case où il explose synthétise deux renversements : la prudence provoque l’échec, et l’échec intervient au moment du succès (le retour en grâce aux yeux d’Alcazar). Mécanique typiquement tragique, appliquée à un personnage comique, dont il conviendra d’étudier les implications morales.

    Il me semble qu’il n’est pas impossible de voir dans cette séquence la transposition de l’histoire de Ramon, le lanceur de navajas. On l’a vu, ce dernier appliquait le conseil consistant à viser plus à gauche afin de contrecarrer sa tendance à viser « trop à droite », ce qui, fatalement, l’a conduit à tirer trop à gauche, lors de la tentative de meurtre sur le « Ville-de-Lyon ».  De même, c’est en voulant pour une fois ne pas remettre à plus tard la mort du tyran qu’il exècre que Diaz précipite la sienne. Il y a chez ces deux personnages un problème d’adaptation au monde, de « visée ». Le cœur de la cible, le moment opportun pour l’action sont insaisissables, malgré toutes les tentatives d’ajustement de l’action des personnages. Ramon sur la plan spatial, Diaz sur le plan temporel sont victimes des mêmes symptômes. 


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  • Cible mouvante

     

     

     

    Passons maintenant des mésaventures balistiques de Ramon aux tribulations de sa cible "fétiche", Tintin. Dans cet album plus que dans les précédents, celui-ci devient en effet l'homme à abattre. Depuis Le Lotus bleu, on constate une plus grande structuration des intrigues, sur le modèle du roman noir. Les dangers menacent Tintin de manière plus concrète, dans une inflation de revolver et de situations menaçantes. Page après page, il est susceptible de rejoindre les quatre autres morts de cette histoire : Balthazar, Rodriguo Tortilla, Ramon et Alonzo.

     

    Mais Tintin ne meurt évidemment pas. On peut d’ailleurs tout à fait imaginer que la série de gag portant sur la maladresse de Ramon rentabilise en fait sur le mode comique une nécessité narrative qui structure l’album : celle de ne pas tuer Tintin, tout en le plaçant dans des situations dangereuses.

    La scène de rêve qui débute l’album est symbolique de ce péril permanent.

    sarbacane

    Préfiguration du rêve des Sept boules de cristal, elle en a le même enjeu symbolique : il s’agit dans les deux cas d’une transgression (le vol du fétiche, le vol de la momie de Rascar Capac) qui se retourne contre le sacrilège. Dans les deux cas, le héros rêve de l'intrusion nocturne d'un indien, amérindien puis inca. Mais ici, c’est Tintin qui se retrouve dans le cœur de la cible, sans qu’il ait rien fait pour cela. Aux véritables sacrilèges (les colonisateurs qui ramènent le fétiche en Europe, les voleurs qui l’arrachent à son musée, les faussaires qui dévalorisent son "aura" d'oeuvre rituelle en le reproduisant…), Hergé substitue le  héros de l’histoire, dans lequel s’identifie le jeune lecteur. Dans l’opération, le symbole et la sourde inquiétude qui en émane passent au second plan.

    Ce qui reste, c’est un héros en prise à toutes sortes de tueurs et de projectiles : fléchettes, balles navajas, bâtons, balles de golf. Il est sauvé in extremis grâce à un trottoir, à la maladresse de Ramon, au sabotage des fusils d’exécution, aux balles à blancs du pistolet d’Alcazar, etc. Tintin est la cible idéale, celle que tous rêvent d’atteindre. Même absent, il obsède Ramon : le pyjama sur lequel il s'entraîne est une manière (fétichiste, pourrait-on dire...) de le rendre présent. Sa silhouette si reconnaissable est visible même quand il est hors de la case.

    entraînement

    Au San Theodoros, devenu aide de camp du général Alcazar, il est cerné par les tueurs, pris entre le poignard et les balles. La case centrale de la dernière bande le montre encerclé, pris en tenaille entre sa droite, d’où est venu le poignard, et sa gauche, d’où vient la balle.

    tintin coincé

    Il se tourne vers cette dernière, mais garde son épaule droite et son pied gauche tournés de l’autre côté. Sa posture improbable, résultat de ces deux mouvements contradictoires, est emblématique d’un personnage qui ne sait plus sur quel pied danser.

    Il se retrouve à nouveau encerclé dans la jungle des Arumbayas, pris dans ce qu’il appelle plus tard une « petite comédie des fléchettes ». La situation inconfortable qui était condensée en une case est cette fois développée en deux pages.

    petite comédie des fléchettes 1

    Seule la cible est visible, maintenant, et non plus les tireurs, dont on nous laisse deviner qu’ils sont nombreux. En effet, c’est de la droite de la case que vient la première fléchette.

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    Tintin se cache derrière l’arbre sur lequel elle s’est fichée, mais en voit arriver une autre de la gauche de la case.Fuyant logiquement du côté opposé, à droite, il se cache à gauche de deux arbres. La fléchette arrive encore une fois dans son dos. Entre temps, il a déduit de cette ronde des fléchettes que, pour pouvoir le cerner ainsi, ses adversaires étaient plusieurs, au minimum deux. 

     Retournements suivants, aux sens propres et figurés : l’arrivée, encore une fois dans le dos de Tintin, d’un serpent gigantesque, tué par une fléchette salvatrice qui arrive pour une fois du même côté que la précédente. Puis enfin, le tireur unique sort des bois, au grand étonnement de Tintin.

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    Mais ce tireur n’a pas l’inquiétante étrangeté de l’indien du rêve. Ce qu’il pouvait y avoir d’oppressant dans l’attaque de tireurs invisibles disparaît au moment où Ridgewell apparaît.

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    Ce n’est plus le représentant d’une civilisation inconnue, au rictus cruel, comme dans le rêve. Sa maîtrise de la technique du tir à la sarbacane n’a rien de mystérieux. Hergé reprend ainsi la scène initiale, où se manifestait ce qu’on pourrait appeler une stochophobie  (peur d’être pris pour cible), déjà repérable à la fin des Cigares du Pharaon, et particulièrement présente dans Le Lotus bleu. Mais cette peur de la flèche, associée à la peur du poison, et de la vulnérabilité qu’elle implique, avait été gommée par les variations comiques du milieu de l’album. À la fin de l’album, il est temps de reprendre le motif initial, de façon explicite : la réplique "Des fléchettes empoisonnées !... Souviens-toi, Milou !.... Le curare !...." fait référence aux lectures anthropologiques du début de l'album, matérialisées dans le rêve de Tintin, qui expliquaient les techniques de chasse des Arumbayas. Mais cette peur n'est reprise que pour être démystifiée.

    Ridgewell, le tireur, est un homme blanc qui s’initie aux arts amérindiens et les dépasse à leur propre jeu. Il échoue d'ailleurs logiquement dans sa tentative de leur apprendre le sien, le golf. Le seul projectile qui atteint véritablement Tintin dans L'Oreille cassée l’atteint à ce moment, et il s’agit justement d’une balle de golf, sport éminemment occidental et civilisé.

    balle dans l'oreille (à scanner)

    Il n’est pas interdit de voir dans la rondeur de la balle un antidote aux menaces de pénétration présentes dans les balles, fléchettes et autres navajas qui ont visé Tintin jusque-là. Hergé fait subir à la sarbacane indienne le traitement qu’il avait réservé aux totems, vaguement menaçants au musée, instruments de délivrance grâce à la ventriloquie de Ridgewell. La menace sous-jacente de pénétration et d'empoisonnement, liée à la figure de l'étranger non occidental, resurgit un instant pour être immédiatement tournée en ridicule. Tintin est sorti de la cible. 

     

    Prochainement, des problèmes d'horlogerie...

     

     


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  • La valse des navajas

     

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    Je m’attaque aujourd’hui à une des expressions les plus fameuses de ce fabuleux inventeur d’expressions qu’est Hergé. Fameuse ? Il suffit de la "googeler" et de considérer l’immense variété de ses applications possibles, du tournant raté de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy à l’échec de l’équipe de France de basket aux Jeux olympiques de 2012.

    Pourquoi cette pérennité ? Il faudrait tout d’abord mentionner l’irrésistible allitération en /r/ et en /k/, ainsi que la reprise dans les deux derniers mots des voyelles /a/ et /an/ de la sonore exclamation « Caramba ! » Mais il me semble judicieux d’observer la manière dont Hergé lui-même travaille à faire ressortir cette formule des dialogues et des situations de L’Oreille cassée.

    Elle est prononcée pour la première fois dans la villa d'Alonzo et Ramon, les deux tueurs à la recherche du fétiche arumbaya. Et, chose extraordinaire, elle est dite par un perroquet !

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    Dès son apparition, cette formule exprimant le retour inexorable de l’échec est présentée comme un symptôme de psittacisme. Rétrospectivement, il est assez clair que cela n’était pas la première fois, ni la dernière, que nous l’entendions.

    Mais elle est associée à Ramon, le lanceur de navajas, avant même cette soirée fatidique à la villa Rayon de Soleil. Tout commence avec une tentative de meurtre en auto.

    attentat en voiture

    Cette scène permet au lecteur et aux personnages de faire le constat d’un problème qui deviendra récurrent : le fait que Ramon vise toujours trop à droite quand il lance sa navaja. Cette manie est vérifiée par la topologie de l’accident, telle qu’on peut la reconstruire à partir des dires des témoins : l’un d’eux dit bien que la voiture a « obliqué vers la gauche ». Sachant que Tintin n’a pas été écrasé, c’est bien qu’elle est allée trop à droite ! Le penchant vers la droite de Ramon est donc valable en toute situation.

    Mais revenons à la soirée en question. Elle commence par un plan descriptif, représentant les deux tueurs se livrant à leurs distractions habituelles.

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    L’un fait une réussite (et l’on mesurera bientôt l’ironie de cette activité), l’autre s’entraîne au lancer du poignard, sans doute pour ne pas rater une nouvelle fois sa cible actuelle, Tintin. Et déjà (ou encore, si on compte son échec avec la voiture), Ramon vise trop à droite. Ainsi, Hergé n’a pas attendu pour confirmer le diagnostic d'Alonzo. Celui-ci continue d’ailleurs à jouer les médecins, puisqu’il prescrit à Ramon un remède logique: « viser à gauche de la cible ».

    conseil

    Les moqueries du perroquet envers Ramon donnent au lecteur l’occasion de vérifier immédiatement si celui-ci applique les conseils de son camarade : c’est encore un échec (trop à droite, encore une fois). Ramon semble faire preuve d’une incapacité à sortir d’un fonctionnement donné. Son comportement est comique parce que mécanique. Il répète sans cesse ses erreurs, comme un perroquet.

    Mais la formule n’est pas encore complètement dégagée, individualisée, à ce moment-là. Elle figure comme une réplique parmi d’autres, notamment parmi les diverses provocations du perroquet à l’adresse de Ramon (son « Gros plein de soupe » appris chez Balthazar, l’imitation du sifflement du navaja, des rires moqueurs). Elle est elle-même une variation de la première exclamation de Ramon, la très latino-américaine : « Caramba ! ».

    C’est quand le perroquet la répète, face au pistolet d'Alonzo, qu’elle semble destinée, aux yeux du lecteur, à faire l’objet d’une répétition comique, et donc à devenir une réplique différente des autres.

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    Cette première répétition est d’autant plus remarquée qu’elle apparaît dans une situation identique à la précédente (une tentative de meurtre sur le perroquet). Mais cette fois, l’échec est prévu par le perroquet, avant même le tir d'Alonzo, comme si la formule prenait son autonomie par rapport au réel, jusqu’à pouvoir le prédire.

    Plus loin dans l’histoire, sur le paquebot le Ville-de-Lyon, une nouvelle occasion est offerte à Ramon de sortir du cercle de ses échecs à répétition. Une nouvelle fois, Alonzo, en bon entraîneur, prépare son poulain en lui répétant le même conseil.

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    Mais une nouvelle fois, Ramon échoue. Trop à gauche, cette fois !

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    Cette inversion de côté (la gauche pour la droite) montre qu’il a pour une fois tenté d’appliquer le conseil d'Alonzo, mais à l’excès. C’est paradoxalement sa réussite qui le conduit à l’échec. Hergé met en place un jeu ironique qui montre l’impossibilité de la réussite en en faisant la cause d’un échec. C’est ce que souligne Alonzo : c’est « la première fois que tu atteins l’endroit où tu vises ».

    Cette inversion rappelle la soirée dans la villa : si le poignard était effectivement passé trop à droite du perroquet, il s’était planté sur le cadre de la fenêtre, c’est-à-dire en plein dans le visage de Tintin.

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    La cible originelle de Ramon, un instant oubliée, était en fait ironiquement atteinte. N’y a-t-il pas, en outre, quelque ironie de la part d’Hergé à faire faire une réussite à Alonzo au moment où il montre le premier échec de Ramon au lancer du poignard ? Il semble poser dès le départ de cette intrigue les termes d’un jeu de renversement burlesque entre la réussite et l’échec de ses personnages.

    Ce petit manège de la réussite et de l’échec trouve son apogée dans la double tentative de meurtre sur Tintin à Las Dopicos.

    assassinats doublement manqués

    Ramon semble avoir oublié les conseils d'Alonzo et tire trop à droite. Il fuit, répétant piteusement, dans la case centrale de la page, la formule désormais rituelle. Mais le poignard réussit paradoxalement le tour de force de sectionner la tige qui soutient un régime de banane, qui choit sur le chef du second tueur. Celui-ci tire (trop à gauche) et atteint en pleine course le postérieur de Ramon. De la tête aux fesses, ce sont toutes les extrémités du corps humain qui sont atteintes, en une juxtaposition bien connue du comique burlesque. En tout cas, personne n’arrive pour le moment à atteindre sa cible « en plein cœur », le cœur de la cible ou celui de Tintin. Impossible de trouver le juste milieu, la modération habile du coup d’œil et du geste.

     

    Prochainement : la cible à abattre !


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    Nous étudions ici les implications d’une séquence de L'Oreille cassée, celle de la recherche de Tintin dans le paquebot le « Ville-de-Lyon » (pages 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8), dans le reste de l’album, et surtout dans la constitution du personnage de Tintin.

     

    Des Tintin partout !

    Dans la séquence du paquebot le « Ville-de-Lyon », Tintin disparaît du récit, au profit de Ramon et Alonzo, deux bandits qui filent leur ancien complice, Rodriguo Tortilla, pour lui subtiliser le fétiche volé au début de l’album. Ils le tueront quelques pages plus tard. En attendant, la séquence s’allonge et s’amplifie à cause de leurs soupçons concernant la présence de Tintin sur le paquebot. Ils font plusieurs tentatives infructueuses pour le démasquer.

    Une série de Tintin potentiels défilent dans ces pages, tous caractérisés par leur « petite taille ». C’est tout d’abord un « ridicule petit bonhomme », ventripotent, cheveux noirs, casquette, bouc et lunettes noires, puis un « petit vieillard » courbé, cheveux blanc, béret, barbe et lunettes blanches. Or, aucun de ces deux personnages n’est finalement Tintin.

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    Le premier semblait pourtant avoir commis l’erreur d’« enlev[er] sa perruque avec sa casquette » au moment de saluer un couple de touristes qui se promenait sur le pont, par une « calme » soirée. Ce postiche ne pouvait que trahir sa véritable identité.

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    Or, une fois cloué à un mur par la « navaja » de Ramon, le lanceur de couteaux, ses cris de détresse déçoivent les attentes des bandits.

    4navaja

    « Ce n’est qu’au son de sa voix que j’ai été détrompé… », commente Ramon après-coup. Le lecteur aussi a été « mené en bateau », puisqu’il ne pouvait pas ne pas avoir pensé qu’il s’agissait de Tintin : il a vu la position centrale qu’occupait ce personnage dans la case représentant Alonzo, dans l’avion le conduisant au Havre pour rejoindre le « Ville-de-Lyon ».

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    La casquette, les lunettes noires émergeant au-dessus d’un journal opportunément ouvert avaient tout pour signaler notre héros tentant de rester incognito.

    Quant au « pseudo petit vieillard », sa barbe blanche a toutes les chances d’être « fausse ». Les deux bandits tentent de l’arracher avec une corde, en vain.

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    Hergé rode ici le gag qu’il reprendra dans Le Sceptre d’Ottokar, quand il fera s’accrocher Tintin à la barbe du professeur Hallambique.

    Ainsi, les vrais-faux cheveux du premier et la vraie barbe du second sont des fausses pistes qui égarent les deux compères, qui trinquent joyeusement, dans la case finale de la double page qui les a vu tenter de démasquer ce pseudo « pseudo petit vieillard » : « … Et maintenant que nous sommes sûrs que Tintin n’est pas à bord, nous allons recommencer à penser sérieusement à Tortilla…. »

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    Ironiquement, c’est à ce moment précis qu’apparaît justement Tintin, déguisé en serveur noir. Nous ne découvrirons la supercherie que trois pages plus tard, au moment où Tintin menacera Ramon et Alonzo d’un revolver, après la découverte du meurtre de Tortilla. Notons la malice d’Hergé, qui insère ce petit personnage en bas à gauche de cette case, comme un détail sans importance, puis à la page suivante, coupé de manière beaucoup plus serrée par le cadre.

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    Hergé met tout en place pour qu’en découvrant Tintin et son déguisement, le lecteur veuille revenir en arrière et chercher d’où son héros a bien pu sortir. La douce sensation de s’être fait mystifier, comme par un tour de magie, s’empare alors de lui.

    Comme d’habitude, et comme on l'a vu dans Le Crabe aux pinces d'or, Tintin est cet as de l’évasion, présence invisible dans les cases, qui disparaît aux yeux du lecteur pour mieux surgir à nouveau quand on s’y attend le moins.

    Mais surtout ce jeu de dissimulation rend présente la silhouette de Tintin dans l’imagination des personnages et du lecteur. Alonzo dit ainsi : « Nous croyons voir Tintin partout !... »

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    Dans cette séquence, les personnages sont jaugés à l’aune d’une image mentale : celle de la silhouette de Tintin. Notre perception est déterminée a priori par notre imagination.

    L’effet est grotesque. Un des déguisements prêtés à Tintin est décrit comme « ridicule » par le couple de promeneurs. Le gros, le vieillard et le nègre : telle pourrait être le titre de cette parodie de roman policier. Les postiches potentiels ou réels sont ostensiblement présentés à l’attention du lecteur (et l’image surprenante de Tintin, tenant sa perruque crépue, la houppette blonde ou rousse contrastant avec son visage noirci, souligne leur caractère de pièces rapportées).

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    En creux, c’est la fameuse « neutralité » du personnage de Tintin qui est définie. Son visage, dont on a pu dire qu’il avait la forme d’un zéro, son absence apparente de caractère, sa silhouette juvénile et imberbe, tout cela prend un relief nouveau, car cela s’oppose à la surdétermination théâtrale des personnages avec lesquels on a pu le confondre. Face de tels fantoches, encombrés naturellement de postiches et de déguisements, Tintin apparaît comme un personnage constitué par soustraction. Petite taille, jeune âge, poil ras et rare, taille fine, allure droite, tête schématique, bouche absente (dans les premiers albums), tout cela montre à quel point à cette époque, sinon dès la constitution du personnage, Tintin est une épure de personnage.

    C’est donc une forme insaisissable, susceptible de tous les ajouts, de tous les postiches. On retrouve d’ailleurs cette présence en creux de Tintin quand Ramon s’entraîne à le viser de son poignard, ayant accroché son pyjama de prisonnier sur une porte.

    Il me semble qu’il est possible de voir dans le « tintinomorphisme » de la perception des deux acolytes, mais aussi  de celle du lecteur, une version particulière de la tendance des hommes à percevoir des figures humaines dans des objets inanimés, ou plus généralement encore, à interpréter les perceptions nouvelles à l’aune de schémas préétablis dans la mémoire et l’imagination. Par exemple, qui n’a jamais aperçu un visage à l’avant d’une voiture, avec ses phares et sa calandre, ou bien un profil anthropomorphe à gauche du Jaune-rouge-bleu de Kandinski ?

    De même, dans la première planche de l’album, nous avons pu voir des yeux et des bouches là où il n’y avait que des points et prêter un regard humain à un masque en bois. Ces objets d’art primitif s’étaient discrètement animés.

    C’est d’ailleurs parce que cette illusion anthropomorphique est si forte que personne n’a remarqué la substitution du fétiche, à la page 6. Une figure d’homme, même en bois, a suffisamment de force d’évocation globale pour faire oublier une légère modification de détail. Le lecteur lui-même n’y a certainement vu que du feu. Tintin, lui, n’est leurré à aucun moment.

    gag du réverbère (1)gag du réverbère (2)

    Le retard avec lequel il nous révèle son observation, le choc que cela nous procure (déplacé dans la rencontre brutale de Milou et d’une poubelle), son impassibilité, qui rend la révélation encore plus inattendue pour le lecteur, et montre au contraire qu'elle était évidente pour Tintin : tout cela éveille l’attention du lecteur sur sa propre capacité à se faire leurrer par une figure humaine.

    Il y aurait bien des signes qui permettraient de ne pas se faire leurrer, de reconnaître Tintin à coup sûr : sa « petite taille », ou sa « silhouette », et sa houppette, par exemple. Mais, on l’a vu, ces trois composantes d’un personnage en passe de devenir célèbre sont explicitement court-circuitées par Hergé. Les premières sont mises explicitement en avant, comme les critères permettant aux bandits de chercher leur adversaire insaisissable. La troisième est discrètement escamotée par un jeu de main opportun, et à vrai dire un peu « facile », de la part de l’auteur.

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    Hergé prend ainsi la peine de faire lever la main à ce personnage au moment de la perte de son postiche, afin de cacher le haut de sa tête, emplacement de la houppette qui aurait permis au lecteur de démasquer Tintin.

    Mais ce qui est intéressant, c’est que les trois déguisements qu’il semble emprunter désignent en creux d’autres caractéristiques qui lui sont propres : Tintin est svelte, contrairement au bedonnant barbu ; il est jeune et se tient droit, contrairement au vieillard ; il est blanc, contrairement au petit serveur. Hergé joue donc à décomposer son personnage, comme s’il avait conscience de tenir là une véritable « icône ».

     

    Tintin, une icône de l’ère industrielle ?

    Mais alors, n’y a-t-il pas un rapport entre cette icône de l’art à l’ère industrielle, qu’on retrouvera dans des dessins-animés, des films, des publicités, des produits dérivés, mais surtout de case en case, de mois en mois, d’album en album, et le fétiche, vestige d’un art primitif ? Étrangement, l’image reproductible par excellence qu’est Tintin, qu’on doit reconnaître au premier coup d’œil, à sa houppette notamment, comme on reconnaît Mickey Mouse à ses oreilles, peut être vue comme un double du fétiche, rendu normalement unique par son oreille cassée. Oreille et houppette constituent dans un premier temps la « marque » individuelle qui signe l’identité de ces deux êtres. C’est l’absence de houppette qui aurait pu dévoiler trop tôt au lecteur que le barbichu à la casquette n’était pas Tintin. C’est l’oreille cassée qui aurait dû signaler à quiconque l’observait que le fétiche réapparu dans le musée n’était qu’une copie. Pourtant, la disparition était d’autant plus visible qu’elle pouvait être constatée dans une case qui reprenait la composition de la case où apparaissait le fétiche, dans la première page de l’album : le visiteur au chapeau noir et Tintin sont tous deux à gauche du socle, en position d’infériorité par rapport au fétiche, qui trône en majesté, dans le prestige que lui confère la muséification.

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    Pourtant, ces deux signatures sont opposées. La première est un ajout, un postiche minimal qu’Hergé ajoute sur une tête ovale : il suffit de voir les brouillons d'Hergé pour s’en rendre compte.

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    La seconde est une soustraction. La première est le résultat d’un travail de designer. Hergé fait preuve dans l’élaboration du « look » de Tintin d’un véritable talent de publicitaire. La seconde est un stigmate du temps qui passe, une altération d’un objet originellement parfait.

    Comment comprendre ce fonctionnement identique du moderne et du primitif, de l’industriel et du rituel ? C’est qu’Hergé semble emprunter à l’aura des objets rituels, caractérisés par leur unicité, pour rendre authentique son « produit » éditorial. Cela ne l'emp^che pas , toutefois, de s’inscrire dans une tradition déjà ancienne de la caractérisation graphique des personnages de bande-dessinée (du Yellow Kid à Zig et Puce en passant par Dick Tracy):

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    Mais il montre dans cet album qu’il a conscience des raisons intrinsèques à son médium qui conduisent à ce genre de solutions. Au royaume des images reproductibles, il faut aux personnages des « attributs » immédiatement identifiables.

    Je parle d’attributs à dessein, au sens d'attributs divins, dans la mythologie grecque. Le fétiche, objet sacré, représentant peut-être une divinité, est soumis au temps. Il vieillit, est susceptible de toutes les altérations, se blesse. Tintin, simple mortel, survit à tout, ne se blesse jamais très longtemps, et surtout, ne vieillira jamais, tout au long de sa longue carrière. C’est dire si l’image reproductible prend le relai des anciennes formes de divinités ! Les nouveaux dieux, connus par tous et peuplant les imaginaires, ce sont les héros de comics et d’illustrés. Hergé dessine dès les années 30, après le futurisme italien, pendant l’essor de la modernité américaine : à cette époque, industrie et publicité sont des instruments de progrès et de créativité. On idolâtre des « stars », constituées tout aussi artificiellement que des héros de comics : Greta Garbo, Marlène Dietrich, Clark Gable… autant de silhouettes, de profils, d’attributs façonnés par les Pygmalion d’Hollywood !

    Hergé paye son écot à « l’icono-graphie » de l’époque. Mais le contrepoint constitué par le trajet du fétiche permet de lire de manière plus critique ce processus de « branding ». En effet, la cassure de l’oreille, d’aucuns diront la castration, est le symétrique inverse de l’érection de la houppette de Tintin, qui se dresse malicieusement au-dessus de sa tête. La reproduction du fétiche, oublieuse de sa particularité auriculaire, tombe dans le travers de toute reproduction industrielle des images : elle lisse et arase les différences et les singularités. Elle oublie les traces de la vie des objets, qui leur confèrent un peu d’humanité, au profit d’une idéalisation mécanique. Le risque que court Hergé, en entrant dans cette industrie moderne que va devenir la BD, c’est de perdre son âme. Pas d’aura pour Tintin ! C’est tout le trajet paradoxal qui conduira aux Studios Hergé, à la répartition des tâches avec ses collaborateurs (Bob de Moor, par exemple), qui est préfiguré par cet album : les plus belles réussites y seront possibles (le Tibet, Les Bijoux) mais aussi les plus embarrassants ratages (Sydney, les Picaros). C’est aussi le trajet quotidien du crayonné à l’encrage, qui choisit parmi tous les traits ébauchés le tracé le meilleur.

    Hergé ne tranche pas dans cet album : il n’y a pas de condamnation de la reproduction industrielle des images, entreprise à laquelle appartient Hergé, ni d’enthousiasme non plus pour une quelconque « machine à rêve » de type hollywoodien. Le caractère reconnaissable de Tintin est certes le signe d’une intégration esthétique des contraintes industrielles de la bande-dessinée, mais elle est contrebalancée par la cassure du fétiche, qui ajoute son poids d’humanité à l’histoire de l’album. Plus tard, ce sera l’arrivée du très imparfait Haddock, complètement « cassé » par la vie et l’alcool dans Le Crabe aux pinces d’or, puis Tournesol, sorte de père vulnérable et fragile, qu’il faut sans cesse sauver et ramener au bercail. Cette présence d’une cassure, d’une fragilité humaine culminera dans Tintin au Tibet, avec le sauvetage de Tchang et la figure étrangement humaine du Yéti (dans la lignée de ces personnages non humains pleins d’humanité inaugurée par le fétiche). Il n’est pas impossible de penser que la cassure de l’oreille est une prolongation et un symbole de ces multiples « cassures » mises en scène dans Le Lotus bleu : cassure d’un pays, la Chine, d’une famille, celle de monsieur Wang, et d’un esprit, celui de son fils Didi.

    Mais dans cet équilibre entre l’industrie et l’humanité, entre la perfection et la blessure, entre l’érection et la castration, il semble que le premier terme l’emporte. En effet, la cassure, au début signe d’authenticité, se trouve reproduite à l’identique dans les exemplaires du fétiche retrouvés par Tintin à la fin de l’album, dans les boutiques bruxelloise et chez le fabricant Balthazar. L’industrie l’emporte parce qu’elle a su se rendre compte de son imperfection paradoxale : elle a en effet tendance à être trop parfaite, à gommer les imperfections essentielles des objets et des images reproduites. En reproduisant la cassure, sa victoire est consommée. Le fétiche original, lui, sera mis en pièce. Il faudra un deus ex machina pour qu’il revienne dans sa pièce du musée de Bruxelles.

    L’ambiguïté d’Hergé persiste donc une fois l’album fermé. Il porte à la perfection cet art moderne de la reproductibilité des images qu’est la BD, essayant de combiner l’efficacité et l’héroïsme avec l’humanité et la faiblesse. Mais il semble qu’il ne puisse pas se dégager d’une culpabilité, ou d’une nostalgie, envers l’image unique, celle de l’art classique ou de l’art primitif. 


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    Exemple rarissime de bondage amérindien

     

     

    Marx ou Freud ?

    Je ne serai pas le premier à faire le rapport entre la présence d’un fétiche dans L’Oreille cassée et la notion de fétichisme. Michel Serres, par exemple, lit cet album au crible du « fétichisme de la marchandise » marxiste.

    En outre, Walter Benjamin et son Œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique doivent beaucoup aux analyses du Capital. On peut donc tout à fait comprendre le rapprochement fait par Benoît Peeters, dans sa biographie d’Hergé, entre le livre de Benjamin et LOreille cassée comme une nouvelle application de cette approche marxiste du fétichisme.

    À chaque fois, il s’agit de suivre le parcours mouvementé de ce fétiche arumbaya, pour y percevoir une perte d’« aura », c’est-à-dire une disparition de la valeur rituelle de la statuette. En termes marxistes, la valeur d’usage disparaît au profit de la valeur d’échange.

    Le parcours est simple, linéaire. Après son vol, le fétiche est reproduit artisanalement par le peintre Balthazar. C’est donc un faux. Mais l’oreille cassée, détail significatif qui garantissait « l’authenticité » de cet objet, est oubliée. À la fin de l’album, Tintin retrouve plusieurs versions reproduites de la statuette, et croit d’abord être tombé sur l’original. Mais on s’aperçoit bien vite que l’oreille cassée, correctement reproduite, cette fois, n’est plus une garantie d’authenticité. La reproduction est en effet passée à un stade industriel, plus exact, comme on le voit dans la case représentant l’atelier de M. Balthazar, frère du défunt faussaire. C’est donc la reproductibilité technique qui permet la plus fidèle impression d’authenticité, au moment où elle étend le règne de la falsification. Au cours de l’album, le fétiche, d’unique, est dédoublé, puis démultiplié dans des proportions délirantes. Simultanément, et très logiquement, ces copies perdent de leur valeur d’échange. Tintin paye très cher la copie qu’il croit authentique, et trouve deux modèles identiques dans la vitrine d’une autre boutique, à un prix bien moindre. L’offre augmentant, il était prévisible que le prix baisse. À la fin du récit, on comprend que l’intérêt suscité par la statuette venait de la pierre précieuse qu’il renfermait : une fois la valeur rituelle disparue, c’est la valeur d’échange qui est annulée. Le fétiche n’était que l’emballage de la marchandise. Le stade suivant, la destruction, n’est que la suite logique de ce parcours de remise en cause de la valeur.

    Mais ce fétichisme est celui de Marx, et nocelui de Freud. Pour l’inventeur de la psychanalyse, le fétiche sexuel est le substitut du phallus maternel, dont la découverte de l’absence constitue un traumatisme. Face au constat de cet élément manquant, le sujet ressent l’angoisse de sa propre castration et entre dans une phase de déni. Le fétiche prend donc la place de ce phallus manquant. Un compromis contradictoire est établi, qui unit le refus de voir l’absence, grâce à la substitution, et son rappel incessant, par le caractère parcellaire, découpé, de l’objet fétiche. 

    Cette analyse a été contestée et semble aujourd’hui invalidée dans bien des aspects. Mais il est intéressant d’étudier L’Oreille cassée sous cet angle : comment le fétiche arumbaya est la face émergée du déni généralisé d’un manque, d’une absence. Ajoutons que ce déni est mis en scène, qu’on peut observer à plusieurs reprises ce qu’on pourrait appeler un « retour du dénié », et qu’Hergé tient un véritable discours sur ce mécanisme psychologique. C’est dire la richesse narrative et figurale de ce thème.

     

    La crise de la figure humaine

    Pour l’étudier, on ne peut pas se contenter de parler du fétiche. Il doit être étudié dans le réseau d’images et d’objets dans lequel il s’inscrit, dès l’ouverture de l’album, dans le musée ethnographique : celui de la figure humaine.

    En effet, la figure humaine est très maltraitée à l’époque de la rédaction de L’Oreille cassée. À travers toutes sortes de mauvais traitements iconographiques, le XXème siècle commençant remet en cause l’illusion d’une supériorité de la silhouette humaine. Sa supériorité esthétique et morale n’est plus une évidence.

    L’Oreille cassée est certes contemporaine du livre de Walter Benjamin, mais elle suit aussi de très près le surréalisme, son goût pour l’ethnologie et sa critique de la hiérarchie classique entre la figure humaine et les autres sujets de représentation.

    Ainsi, le « musée pour rire » que constitue la revue Documents, fondée en 1929 par les surréalistes dissidents Michel Leiris et Georges Bataille, juxtaposant critique d’art et reportage ethnologique, est un point de comparaison qui permet de mettre en perspective l’album d’Hergé.

    On sait que cette revue, qui met sur le même plan toutes sortes de représentations humaines (art primitif, art occidental, photographie populaires), cherchait à montrer leur commune bizarrerie. La juxtaposition, par exemple, de gros orteils photographiés en gros plan, de masques océaniens, de statues médiévales et de photos de famille de la Belle-Epoque, rabattait la figure humaine au rang de chose, et niait sa prétention à une quelconque supériorité. Certains vont jusqu’à parler de « crise de l’humanisme ». (Il est conseillé de lire sur le sujet le très bel ouvrage de Georges Didi-Hubermann, La Ressemblance informe ou Le gai-savoir visuel de Georges Bataille.) 

    Chez Hergé, et tout particulièrement dans L’Oreille cassée, on peut observer une juxtaposition du même type, comme on l’a montré. Mais il est surtout frappant de voir à quel point têtes et visages se multiplient. Ces éléments essentiels dans la différenciation entre les hommes d’un côté, les animaux et les choses de l’autre, subissent un traitement véritablement proliférant.

     

    Têtes

    Ainsi, la tête de mort, dont on a vu qu’elle était, dans l’ordre de l’esthétique, le signe d’un « retour du dénié », le rappel de la mortalité de l’art et de l’artiste, n’est, avant tout, rien de plus qu’une tête. Elle renvoie à la matérialité de la tête des hommes, qui n’est pas seulement le miroir de son âme. On a déjà vu la série de bustes, de masques et de portraits présente dans l’album. Il reste à montrer la satire qui en est faite, les différents moyens mis en œuvre pour dissoudre la figure humaine.

    Tout d’abord, la tête fait l’objet d’une dégradation burlesque. La tête revêche de la concierge, en bigoudis et sans lunettes, apparaît après qu’on a vu son portrait -peint, souriant et bien coiffé.

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    C’est donc le portrait qui représente la figure de la concierge en majesté, de manière idéalisée, et la tête réelle qui semble en être la caricature, la version dégradée.

    Inversement, la tête du général Alcazar, brandie sur un grand panneau lors d’une manifestation belliqueuse du peuple de Nuevo-Rico, est délibérément caricaturée.

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    L’ambiance est carnavalesque, comme l’indique le grand sourire de l’homme au sombrero, en bas à droite de la case. Dans le même domaine hispanique, dont Hergé a pu s’inspirer en préparant son histoire, on peut penser par exemple à La Fête de la sardine, de Goya. L’image peinte reprend les traits déjà grossiers du général en les amplifiant. Ses cheveux sont habituellement domestiqués vaille que vaille de part et d’autre d’une raie dégarnie, et ramenés en arrière par un peigne dont on voit encore les traces, sans doute fixées par de la gomina.

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    On avait seulement entraperçu ses cheveux « au naturel » dans les deux cases où il se fait réveiller par le téléphone pour être informé de la fuite de Tintin, un peu à la manière de la concierge de Balthazar.

    alcazar-au-reveil.jpg

    Sur le panneau, ces témoins du soin qu’il accorde à son image ont disparus, laissant place à une coiffure ébouriffée. Ses yeux perpétuellement fermés, en signe de sérieux et de concentration, sont devenus bovins et cruels. Sa barbe de trois jours est laissée telle qu’elle, en signe de sa difficulté à « lisser » son image. Un cou de taureau, des pores du nez élargis et des dents dévoilées pour la première fois complètent le tableau. L’image grotesque de la tête du dictateur semble ainsi révéler sa véritable nature, habituellement cachée à grand peine.

     

    Cous coupés

    Cependant, si le portrait est bien l’instrument de la critique portée contre l’idéalisation narcissique de soi-même, commune à la concierge belge et au tyran sud-américain, il est toujours aussi la conséquence d’une coupure. Celle-ci passe inaperçue d’habitude, tant les codes picturaux sont bien implantés dans le regard du spectateur. Personne n’irait imaginer qu’un portrait peint est la représentation d’un décapité. C’est pourtant ce que suggère Hergé.

    Regardons à nouveau la tête grotesque d’Alcazar. Le fait que sur ce panneau soit inscrit « À mort Alcazar », ainsi que le contexte guerrier de la case, remotive la coupure de cet énorme cou, grossi pour l’occasion. C’est la tête du tyran qu’on veut faire tomber.

    Peu auparavant, nous avions déjà assisté à une décapitation, celle de la statue du général Olivaro, « libérateur de San Théodoros » (en référence au général Bolivar). Le souffle de l’explosion de la bombe du caporal Diaz, destinée au général Alcazar, fait tomber la martiale tête sur celle du ridicule terroriste.

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    Plus loin, Tintin voit une fleur « décapitée » par la sarbacane de Ridgewell, puis frémit face à la « collection » de têtes réduites des Bibaros.

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    Dans l’atelier de Balthazar, une tête, le regard en coin, est posée au sol, à côté d’une bûche, qui aurait pu lui servir de support, et opposée à un buste de dos, bien posé, lui, sur son piédestal. Plus loin, un casque de conquistador espagnol est posé sur une boîte, signe d’une tête absente ; un masque féminin est accroché en hauteur, mais à la « tête » du lit, comme en lévitation. Même la lampe de chevet, placée sur une table de chevet, est coiffée d’un abat-jour qui fait écho à la forme du casque espagnol, comme si cette lampe verticale avait quelque chose à voir avec une forme humaine. Hergé profite de l’atmosphère de bazar d’un atelier d’artiste bohême pour juxtaposer les têtes humaines et leur support, les bustes et leur piédestal, en soulignant la précarité de leur association.

    atelier

    Comment ne pas voir dans toutes ces images des images de castration ? La supériorité supposée de l’homme, liée depuis Ovide à sa verticalité, et son attachement à son pénis sont mis sur le même plan. Ce n’est sans doute pas un hasard si la fléchette décapitant la fleur se fiche ensuite dans la queue de Milou. Il suffit de lire l’évocation du supplice des Bibaros par Ridgewell pour saisir son caractère castrateur : « Ce qu’ils vont faire de nous ?... Très simple !... Nous couper la tête, puis, par un procédé unique en son genre, la réduire à la grosseur d’une pomme !... »

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    Dans le musée d’ethnologie, mises à part les figures accroupies des poteaux du Dahomet, la seule figure humaine en pied est justement le fétiche arumbaya. Les trois images précédentes, qui font faire la visite du musée au lecteur, montrent essentiellement des masques, ainsi qu’une tête. Pour dire les choses clairement, le fétiche est la trace ultime d’une figure humaine complète. Face à la castration généralisée des silhouettes humaines dans cet album, cette petite statuette tient bon. Est-ce un déni de la part d’Hergé, un objet fétiche destiné à masquer le fait que la figure humaine a perdu de son aura, de sa supériorité ontologique ? L’homme est tombé de son piédestal et Hergé s’emploierait à masquer cette découverte troublante ? On pourrait le penser au début, car un jeu supplémentaire s’installe entre la tête humaine et le piédestal, véritable substitut de corps humain.

     

    Perchoirs et piédestaux

    Trois gags apparentés s’enchaînent dans ce début d’album. C’est d’abord Tintin qui percute un lampadaire et s’excuse : « Je vous demande pardon, Monsieur… ».

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    C’est ensuite le professeur Euclide (page 1 et 2), caricature de savant distrait, qui se fait arrêter dans la rue par un « Pouet, pouet » strident, se retourne et lève la tête vers le haut d’un lampadaire : « Voilà qui est nouveau !... Je n’avais jamais remarqué que les agents à poste fixe étaient munis de téléphone !... ». Pendant un instant, le lampadaire est devenu un policier en faction, chargé de la circulation, dont la sonnerie de téléphone aurait sonné. Se rapprochant, il s’aperçoit, et nous avec, qu’il s’agit en fait d’un perroquet, celui de Balthazar, perché en haut du lampadaire : « Ah !... Ça, par exemple !... Mais ! Quel bizarre animal !... ». Il grimpe pour le voir de plus près, ayant laissé ses lorgnons dans son veston, confondu avec un manteau de femme : « Ah ?... C’est un oiseau !... ». Le perroquet lui répond : « Bonjour, Monsieur ! À qui ai-je l’honneur ?... » Le professeur part en s’excusant : « …Je …Je suis le professeur Euclide… Je… Excusez-moi, Monsieur, j’étais distrait et… figurez-vous que je vous avais pris pour un oiseau !... »

    Dans ces deux premiers gags, par deux fois, un lampadaire est confondu avec un être humain. Mais dans le deuxième cas, le perroquet complète l’illusion d’une figure humaine grâce à son perchoir en hauteur, là où devrait se trouver une tête s’il s’agissait vraiment d’un être humain, et grâce à sa voix. Plus loin, le même perroquet, revenu chez Balthazar, sera le point d’orgue du gag du fantôme : les locataires de l’immeuble le trouvent perché sur un piédestal, les traitant de « Grrros plein d’soupe !... » et affirmant contre toute apparence : « Je suis Balthazar ! »

    expédition

    Ce qu’on ne remarque pas forcément, c’est qu’il se trouve sur le piédestal occupé auparavant par un buste, celui qui faisait face de manière si humaine à Tintin et à la concierge. Mais le buste a disparu, et il n’y a pas le début d’une explication de cette substitution d’une figure humaine par l’animal. Cette invraisemblance souligne de manière troublante l’équivalence entre les deux.

    L’animal sur son perchoir, d’où il tiendra une conversation quasiment d’égal à égal avec les deux bandits Ramon et Alvaro, est une caricature grotesque de la silhouette humaine.

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    Hergé semble tenter de reconstituer l’état antérieur à la castration, ce qui ne fait que la souligner un peu plus.

    Mais alors, que penser de la présence de l’animalité dans l’ouverture de l’album ? En effet, on l’a vu, les masques et les têtes présentes dans les salles du musée ethnographique se situent dans une continuité entre l’homme et l’animal. Le masque Bapende et la tête « en bois [de] couvercle (?) » sont pleinement humains. La tête cynomorphe (loup ? babouin ?) est pleinement animale. Entre les deux, des masques anthropomorphes à cornes. On distinguera là encore entre les cornes d’antilopes, finement annelées, des cornes plus bovines, aux extrémités claires, et des cornes très stylisées qui se confondent presque avec une forme de coiffe.

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    La démarche de l’artiste primitif va à l’inverse de celle d’Hergé dans les gags au perroquet. Il ne s’agit pas de reconstituer de bric et de broc une dérision de figure humaine, mais, au choix, de montrer la sourde et dangereuse présence de l’animal en l’homme ou bien la présence d’une âme chez l’animal. Le fétichisme primitif ne coupe pas l’homme de ses racines animales. Il n’y a pas de blessure narcissique à dénier, pas d’humiliation à racheter. Le fétichisme occidental ne peut que tenter d’ériger la figure humaine en absolu. Mais il est sans cesse remis en cause par un retour de la réalité déniée, c’est-à-dire la relativité, la matérialité et l’animalité de cette figure humaine.

     

    La défiguration assumée

    Fragile fétiche

    Si nous tentons de faire la synthèse de ces réflexions autour de la figure du fétiche arumbaya, il faut d’abord le voir comme un exemplaire du fétichisme primitif, mais un des moins étranges du lot. Il s’agit d’une figure en pied, purement humaine, de taille réduite.

    En revanche, il revient régulièrement dans l’album et devient, à travers ses différents avatars ou imitations, un véritable personnage. C’est celui qu’on cherche et qu’on croit trouver, celui duquel on parle. Il a été peu noté qu’il n’avait pas de bouche, comme d’ailleurs Tintin au début de sa carrière. Mutique, il ne peut que subir les discours portés sur lui. Raide et droit comme un i, il ne bouge pas. Mais on le retrouve toujours aux endroits les plus inattendus, en plus d’exemplaires qu’on aurait pu s’y attendre. Ou alors, il n’est pas là où on croit le trouver, il disparaît, s’absente, se cache. Il est là, dans le coffre noir de la chambre de Balthazar, si l’on en croit le frère de l’artiste, sous nos yeux, derrière le lit. Et Hergé semble ici trouver, par hasard, le fondement d’un de ses plus fameux tours de passe-passe, la disparition de Tintin dans le Karaboudjan, dans Le Crabe aux pinces d’or.

    Ce petit être, pantin de bois inanimé mais mobile, l’auteur lui donne vie, l’anime grâce à la magie de la bande-dessinée, aux changements de cases qui permettent de le faire disparaître, réapparaître, se déplacer, se transformer, pendant que de toutes autres choses nous sont montrées. Il me semble qu’il n’est pas impossible d’y voir un double de Tintin, cet Hermès, ou cet Houdini.  

    Outre ce caractère insaisissable, il faut aussi rappeler la fragilité du fétiche. Dès le départ, son oreille est cassée, et il s’agit d’une invention d’Hergé puisque le véritable fétiche arumbaya, exposé au musée du Cinquantenaire, a ses oreilles parfaitement intactes. Mais il est aussi amputé du bras droit, ce qu’on oublie parfois d’observer. Il est tentant d’y voir encore une castration. Que dirait-on alors de la dernière apparition du fétiche, rapiécé, bardé de pansements et tenu en un seul morceau grâce à deux ligatures en fil de fer ?

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    Nous nous demandions si ce fétiche participait au mécanisme consistant à dénier la déstabilisation de la figure humaine. Si c’était le cas, on ne comprendrait pas pourquoi Hergé achèverait son album sur une telle image, qui avoue avec autant de franchise l’impossibilité de recoller les morceaux. Le fétiche est dans son état originel, mais garde très visibles les stigmates de son éclatement accidentel. Il est impossible de dénier la réalité et de croire à l’intégrité physique et symbolique du fétiche. Hergé montre le processus de fétichisation à l’œuvre et le déconstruit dans un même mouvement.

     

    Poteaux parlants

    Aux deux extrémités de l’album, avant et après un long défilé de silhouettes humaines défigurées, se trouvent les poteaux en bois du Dahomet et les totems des Bibaros.

    4totem bibaro

    Tous deux sont des fétiches aux sens anthropologiques, et ils échappent chacun à leur manière au fétichisme morbide à l’œuvre dans tout l’album. Les poteaux du Dahomet se distinguent par leur dimension sacrée, leur mutisme majestueux et mystérieux. Ils ne cherchent pas à singer une figure humaine par leur verticalité, mais alternent figures animales et humaines accroupies et grimaçantes. Les poteaux des Bibaros sont l’occasion d’une démonstration de ventriloquie de la part de Ridgewell : les objets prennent vie, l’inanimé s’anime. Autant dire que Ridgewell est le porte-parole du dessinateur, pour qui les frontières de la vie et de la mort, de l’humanité et de l’animalité cessent simplement d’exister (pensons à Milou, animal doté de la parole). On l’a vu, l’album se peuple d’images vivantes, tableaux, statues, masques : l’acquisition de la parole par le totem est la conclusion logique de cet animisme sous-jacent. On dira que ce n’est qu’une ruse de Ridgewell, un artifice qui désacralise l’objet cultuel en critiquant la crédulité des tribus primitives. Mais cela n’exclut pas une représentation malicieuse des pouvoirs du dessinateur de bande-dessinée. Aux deux types de relation au sacré que remarque Jean-Marie Apostolidès dans l’œuvre d’Hergé, la démystification et la nostalgie, il conviendrait d’ajouter cette communion dans le même animisme et la même absence de peur face à la castration.

     

    Gymnastique

    Et Tintin, dans tout ça ? Lui ne participe pas à ce défilé carnavalesque de figures humaines. Il traverse l’album avec la même grâce habituelle. Le début de l’histoire le présente de manière inédite, au quotidien, dans son appartement de la rue du Labrador, au milieu des souvenirs de son voyage précédent. De manière amusante, Hergé le présente en train de faire sa gymnastique matinale, comme s’il s’échauffait avant les aventures qui suivent (Milou se plaint de la mauvaise qualité de ce « repos » : sans doute Tintin prenait-il quelques vacances après son périple en Chine. L’histoire terminée, Tintin annonce, à sa grande joie, qu’ils vont prendre « un repos bien mérité »).

    gymnastique.jpg

    On voit Tintin accroupi, les jambes pliées, les bras au contraire exagérément tendus, la tête au milieu du corps, comme les poteaux du Dahomet ou les totems Bibaros. Mais aucun ridicule dans cette position contournée, pourtant sous le signe de la verticalité, si l’on en croit la radio. Une fois la figure humaine démystifiée, il ne sert à rien de passer son temps à en avoir la nostalgie, ni à chercher à la retrouver. On l'a vu, cette tentative est vouée à l’échec. Un nouveau rapport s’installe avec le corps, ludique et sportif. Contrepoint significatif, Milou tente de se mettre debout, comme un homme, mais chancelle. Le plus ridicule est l’animal qui tente de singer l’humain.   


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