• L'Oreille cassée (2) - La mort dans l'art

     

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    Beaucoup ont déjà remarqué que L’Oreille cassée était l’album de Tintin où la mort était la plus présente. Quatre personnages meurent en effet : le peintre-sculpteur Balthazar, Rodriguo Tortilla, le voleur du fétiche, puis à la fin de l’album, les deux bandits Ramon Bada et Alonzo Perez. Le monde de Tintin, supposément édulcoré et sans saveur, rencontre brutalement la violence du polar.

    Mais cela ne va pas sans difficulté. Comment représenter la mort dans un récit dessiné destiné aux jeunes lecteurs du Petit Vingtième ? On se souvient des petits diables emportant joyeusement Ramon et Alonzo dans un autre monde. Celle de Rodriguo est traitée de manière virtuose, allusivement. Trois cases suffisent : le meurtrier rentrant par la porte de sa cabine, la vision d’une matraque brandie, depuis un hublot, le bruit d’un corps tombé dans l’eau depuis le bord du paquebot.

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    C’est cependant la mort de Balthazar qui est développée le plus longuement, sans jamais montrer directement ce qui l’a produite. La case où l’on voit arriver Tintin dans l’appartement du « peintre-sculpteur » est un plan large qui synthétise un certain nombre de traits de cet artiste. Chez Balzac, la description de la chambre du père Goriot est l’occasion de faire indirectement le portrait de ce personnage. Ici aussi, en une image, nous connaissons beaucoup de choses concernant le disparu.

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    Nous savons que c’est un artiste « Bohême ». Il ne « payait pas très régulièrement son loyer », nous a en effet appris sa concierge. Il vivait dans un atelier situé sous les toits, éclairé par un vasistas, fumait la pipe et jouait du cor de chasse pour se distraire, ce qui permet au lecteur de nuancer quelque peu l’hagiographie qu’en fait la concierge.

    Nous savons aussi qu’il peignait et qu’il sculptait. Bustes en pierre, masques en plâtre, statuettes en bronze cohabitent en effet dans cette petite habitation. On peut même voir un exemplaire de cette « série de statuettes en bois, d’une technique toute particulière et qui avaient fait croire un moment qu’il s’agissait de sculptures anciennes » dont parle l’article rapportant le fait-divers de sa mort, une sorte de soldat barbu et casqué à la romaine, les bras tendus à partir du coude, à angle droit avec le corps, sans doute pour servir de support, de porte-parapluie par exemple. Une poutre, en amorce du bord inférieur droit de la case, montre qu’il comptait un jour recommencer à travailler le bois. Mais il était aussi connu pour ses « petits paysages d’une facture originale ». Un dessin où figure un arbre est punaisé à la tête de son lit, un tableau sur le même sujet est périlleusement accroché au mur. On voit aussi le portrait dessiné d’un homme vu de trois-quarts face, un tableau floral et même un petit dessin représentant une silhouette humaine, un danseur, ou bien un soldat. Dans les cases suivantes, on verra le haut d’un portrait peint, posé sur le sol, en dessous du vasistas.

    C’est donc un artiste éclectique. Peut-être même est-ce un artiste de circonstance, si l’on en juge par la présence des portraits, la variété des sujets et des styles, l’aspect utilitaire de la sculpture en bois et le kitsch du tableau floral et de la statuette en bronze. En tout cas, Hergé ne semble pas voir en lui un artiste bien original. Une discrète ironie est présente dans cette chambre mortuaire. Absent, le défunt est pourtant présent, dans ses œuvres et les vestiges de sa vie passée.

    Plus loin, après que son perroquet, témoin du meurtre, et pour cela recherché par Tintin et par Ramon, est revenu, nous assistons même à son prétendu retour. La voix du perroquet crie une insulte visiblement familière de Balthazar (« Grrros plein d’soupe !... ») et répond de manière troublante « Silence !... Je suis Balthazar !... » à la concierge qui demandait, comme le veut sa profession : « Avez-vous bientôt fini, là-haut ?... ». Toute la maisonnée entreprend une expédition dans les combles pour voir ce qu’il en est de ce « fantôme ».

    expédition

    La mort est ainsi escamotée. Comme dans tout roman policier, le récit réel n’est que la reconstitution d’un épisode narratif préalable, qui n’a pas été raconté. Mais ce déni de la mort, assez compréhensible dans un récit pour la jeunesse, est contredit par la présence métonymique du défunt dans sa chambre, et frôle même la résurrection, dans cette parodie fantastique d'un récit de maison hantée.

    La case où Tintin découvre le mégot de cigarette, dont il déduira qu’il a été laissé là par le meurtrier, est symbolique de ce mécanisme.

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    Trois regards s’entrecroisent sans vraiment se rencontrer : celui de la concierge, se retournant pour regarder le tableau floral, celui de Tintin, baissant les yeux pour regarder le mégot, le nôtre, dont on attire l’attention grâce à l’insertion d’un gros plan sur le mégot. Le seul à voir les choses en face, en face-à-face même, c’est Milou, tombé nez-à-nez avec une tête de mort.

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    Dans cette chambre où flotte ironiquement et discrètement l’aura de son propriétaire défunt, surgit brusquement le rappel de la froide réalité de la mort. Il est d’ailleurs significatif que la concierge constate, de manière comique, le « naturel » avec lequel les fleurs sont peintes : « On dirait qu’elles vont rire !... ». Au moment où la mort se rappelle à notre attention, Hergé montre l’inanité, je devrais dire la « vanité », de toute une tradition artistique illusionniste. Crâne et bouquet rappellent en effet la tradition des « vanités », natures mortes dans lesquelles est signifié l’inéluctable passage du temps.

    Ce n’est pas qu’Hergé rejette l’objectif de représenter les choses de manière vivante. Il le reprend au contraire à son compte, profitant des potentialités du dessin de bande-dessinée. Chez Balthazar, ne voit-on pas une tête sculptée qui semble vraiment vivante, elle ?

    tete.jpgContrairement au buste sur son piédestal, qui fait face à Tintin, et auquel elle tourne le dos (ou plutôt la nuque), elle semble essayer de voir la scène sans pouvoir se retourner, faute de cou. Sa position excentrée, dans un coin de la pièce et de la case, son regard en coin, le fait qu’elle soit posée par terre et non sur un piédestal, comme les autres statues, tout cela confère à cette tête le statut de pièce détachée, comme adjointe dans un second temps à l’image déjà composée. Elle est la première spectatrice de cette scène, et semble nous indiquer qu’il faut regarder celle-ci de manière distanciée et réflexive.

    Hergé affirme ainsi qu’une certaine vie peut être conférée aux objets inanimés dans la bande dessinée. Le dessin non réaliste permet de donner vie au monde et réalise vraiment, lui, le programme de l’art académique et réaliste. Hergé semble s’être ressourcé à l’art primitif exposé dans la première page de l’album, où nous avions déjà constaté ce type de jeux sur l’inanimé et l’animé, le réaliste et l’iconique (1). 

    continuités

    Dans cette première page, les objets d’art primitif se situent tous dans une triple continuité. Du stylisé au réaliste : ce sont le style plus ou moins détaillé du trait, l’utilisation plus ou moins forte des à-plats de noirs, des hachures et des ombres portées, qui différencient ces objets. De l’inanimé à l’animé : ce sont principalement la présence ou l’absence de pupilles et du contour des orbites, le regard, donc, qui permettent de différencier les deux. Apparemment, ce serait en effet les yeux que l’on regarderait en premier pour déterminer si un visage est vivant ou bien inanimé (http://www.insoliscience.fr/?Qu-est-ce-qui-rend-un-visage). La dernière continuité est celle qui va de l’animal à l’humain: nous en reparlons plus tard.

    Un flottement troublant anime cette page, jouant de manière virtuose avec notre faculté à voir des visages dans les objets qui nous entourent. Le plus réaliste des masques ne semble pas vivant, faute de pupilles. Le plus « iconique » semble l’être, grâce aux deux points blancs servant justement de pupilles.

    Hergé semble avoir conscience qu’avec son style de dessin, il n’est pas possible de faire la différence entre la tête d’un personnage, comme celle du capitaine Haddock, et celle d’un portrait. L’idéalisme platonicien, qui distingue les niveaux de réalité (l’idée de la table, la table, l’image de la table), est en quelque sorte court-circuité : l’image de la concierge au réveil est de même nature que celle du portrait qui est accroché à la tête de son lit. Les images de ce type se multiplient dans L’Oreille cassée : étrange tête souriante, à favoris et haut-de-forme, style 1830, dont on ne sait pas s’il s’agit d’un tableau, en l’absence de cadre visible ; portrait sévère et moustachu à perruque et à col Louis XIII, statue de gisant souriant et saluant de manière bonhomme, portraits de famille accrochés aux murs de la maison de Samuel Goldwood (sans doute achetés, sachant que le propriétaire est américain et collectionneur).

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    L’Oreille cassée est un album d’antiquaire. S’y mêlent tous les styles de représentations, des plus schématiques aux plus réalistes, des plus caricaturales aux plus proportionnées, mais toutes susceptibles de paraître aussi vivantes que les personnages de la fiction.

    Il y a conjonction entre un art moderne, la bande dessinée, exemplaire de « l’ère de la reproductibilité technique » définie par Walter Benjamin, et un art primitif, à la destination rituelle. Ce qui les rapproche, malgré leur opposition apparente, c’est leur animisme commun. Ils s’opposent tous deux à l’illusionnisme de l’art académique et réaliste, dont le critère esthétique est la ressemblance.

    La mort est indissociable de l’œuvre d’art plastique. Peinture, marbre, bronze, fusain, papier sont des matières inertes. La vie représentée ne peut être qu’illusoire. Hergé semble avoir conscience du déni de la mort qui est au fondement de l’activité du peintre, du sculpteur et du dessinateur. Il ne cherche pas à refuser ce déni, à le « dénier » lui-aussi. Contrairement à l’artiste réaliste, nouveau Pygmalion qui cherche à donner vie à la matière inanimée à force de ressemblance, il oppose une attitude facétieuse et moderne. Le tragique de la condition de l’artiste n’est pas pour lui. Il refuse de faire de sa création un fétiche qu’il adorerait pour mieux se protéger de la conscience de la mort. Il n’y a pas ce fétichisme dans le dessin d’Hergé, pas de substitut (Chez Freud, le fétiche est un substitut phallique au phallus absent de la mère). La perte de réalité est acceptée et incorporée au dessin lui-même, qui se meut dans le monde des icônes, du schématisme, dans un monde d’idées.

     

    (1) Pour comprendre la distinction entre ces deux derniers termes pour ce qui concerne la BD, voir Scott McCloud, L'Art invisible : 

    http://storage.canalblog.com/14/23/148617/73235813.jpg


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